Interrogé par la nouvelle ministre de la Culture Maggy Nagel (DP), en visite de courtoisie au Mudam la semaine passée, sur la présence des artistes luxembourgeois dans la programmation et la collection, Enrico Lunghi a répondu du tac au tac : « Nous sommes le musée qui, de par le monde, a le plus d’artistes luxembourgeois dans ses collections ! » Avec « 17 ou 18 œuvres », la communauté luxembourgeoise est à la cinquième place du hit-parade des nations dans la collection, après les Français, les Allemands, les Anglais et les Américains. « Proportionnellement à la population globale, il est évident que les Luxembourgeois sont surreprésentés ! » sourit le directeur du Mudam.
Reconnaissance Qui souligne aussi que le comité d’acquisition, composé d’experts internationaux, n’achète pas une œuvre d’un artiste autochtone pour des raisons politiques, mais uniquement parce que l’œuvre peut faire sens dans la collection. Comme c’est le cas pour Le cercle fermé, l’installation vénitienne de Martine Feipel et Jean Bechameil, ou les œuvres de Doris Drescher, Simone Decker, Filip Markiewicz, Eric Schockmel ou Su-Mei Tse, pour n’en citer que quelques-uns. « Être dans la collection du Mudam est certainement une bonne carte de visite sur un CV, de cela, Enrico Lunghi est conscient. Mais cela ne doit pas être un aboutissement, tout au plus un encouragement, une étape dans le développement du travail d’un artiste. » Pour le directeur du Mudam, il est évident que le plus gros musée d’art du Luxembourg ne peut collectionner et montrer que des artistes qui sont également à même d’évoluer sur le plan international, d’y mener une carrière professionnelle.
Nivellement Dans le documentaire Atelier Luxembourg – Regard derrière les coulisses de l’art contemporain de Yann Tonnar, présenté en novembre dernier, Enrico Lunghi explique même son approche avec une image issue du football : tout le monde ne peut pas jouer en Ligue 1, mais celui qui joue à son niveau, même en troisième division, peut avoir le même plaisir à jouer que le joueur professionnel. Une image que l’historien d’art et curateur indépendant Hans Fellner partage tout à fait : « L’essentiel pour le développement d’un artiste est qu’il soit dans son atelier et travaille, constamment, au lieu d’attendre qu’on l’appelle avec une proposition d’exposition. On peut tout à fait faire un bon travail à son niveau, mais au Luxembourg, la conscience d’une hiérarchie entre différents niveaux n’existe pas. » Cela se voit aussi dans la presse, où une exposition dans un restaurant d’œuvres de la ménagère de moins de cinquante ans qui fait de la peinture sur soie à ses heures perdues peut produire un article de la même taille que la nouvelle exposition monographique d’un artiste important au Casino. Et dans l’attitude de certains décideurs politiques ou économiques, qui estiment que les bijoux de leur épouse ou les tapis de leur collègue de bureau devraient avoir une place légitime au Mudam, puisqu’il s’agit de gens influents. Ce nivellement (vers le bas) est néfaste pour la perception de et le discours sur l’art, pour l’évolution des artistes et de leur travail. Et implique que les responsables du Mudam ou du Casino doivent toujours et encore défendre leur position d’une certaine rigueur dans leur stratégie, afin de ne pas entamer la crédibilité – encore jeune et fragile – de leur institution.
Il est vrai aussi que la professionnalisation de la scène de l’art contemporain est assez récente au Luxembourg : « Avant 1995, il n’y avait que de l’amateurisme, juge Enrico Lunghi. Le Casino a commencé en premier à professionnaliser le travail, nous avons tout appris sur le tas à l’époque. Puis est arrivé le Mudam, qui a été la première institution vraiment professionnelle, même si nous sommes freinés depuis quelques années dans notre développement à cause des restrictions budgétaires. Mais il ne faut pas perdre de vue que cela ne fait même pas une génération d’artistes qui travaillent de manière professionnelle, beaucoup d’entre eux désormais aussi sur le plan international. »
Rien n’est acquis « Personnellement, je trouve la question sur la place à accorder aux artistes luxembourgeois pour le moins bizarre, affirme, pour sa part, Kevin Muhlen, directeur artistique du Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain. À mon avis, ce n’est pas une place que nous devons leur réserver, mais c’est une place qu’ils doivent conquérir par leur travail. » Paradoxalement, affirme-t-il, et alors même que beaucoup d’artistes se plaignent durant des vernissages du peu de considération qui leur accorderaient les institutions, ni Kevin Muhlen, ni Enrico Lunghi ne reçoivent de projets ou de propositions d’expositions de la part d’artistes autochtones (avec une seule exception dont se souvient Enrico Lunghi, un dossier envoyé par Roland Quetsch), alors qu’ils sont submergés par de telles demandes de la part d’artistes étrangers. C’est probablement une conséquence de l’absence de relais entre les artistes et les musées, entre le marché et l’institution, entre l’œuvre et son public. Et même souvent entre les artistes eux-mêmes.
Politique La revendication d’une place prioritaire accordée aux artistes locaux est bien sûr éminemment politique et a toujours recours au même raccourci de la pensée : si les Luxembourgeois financent les institutions avec leurs impôts, ils seraient forcément en droit de demander que leurs enfants, leurs épouses ou leurs cousins y soient exposés et valorisés. Or, la première attente qu’un contribuable devrait avoir concernant l’utilisation de son argent ne devrait-elle pas être qu’il soit utilisé en bon père de famille ? Donc, en matière d’arts, de manière professionnelle, avec un haut niveau de qualité artistique dans des expositions qui stimulent la création, l’échange et le discours. Les politiques toutefois ne le voient pas toujours de cet œil et demandent une surreprésentation des artistes autochtones. D’où le grand projet Atelier Luxembourg dans tous les musées de la Ville en 2012-2013 par exemple, où chaque institution a pu décliner le concept à sa manière, avec une rétrospective des pavillons vénitiens au Mudam, des ateliers d’artistes sur place au Casino ou les commandes Alt.Macht.Neu à la Villa Vauban, où cinq artistes (Marco Godinho, Julie Goergen, Vera Kox et Saskia Raux & Marc Scozzai) se sont vus confier une commande de se confronter à leur manière à la collection Pescatore.
« Une présentation statique de la production artistique locale ne me semble pas intéressante, affirme Danièle Wagener, directrice des deux musées de la Ville de Luxembourg. Le dialogue avec d’autres artistes et d’autres œuvres par contre apporte quelque chose de nouveau, ce regard extérieur peut être très stimulant. » Sa soirée D’Dieren op fir d’lëtzebuerger Konscht, le 28 février, lors de laquelle la Villa Vauban invita le Tout-Luxembourg à une présentation des œuvres d’artistes autochtones actuellement exposées dans les trois expositions en cours (Frantz Seimetz, Les collections en mouvement et Alt.Macht.Neu), connut un gros succès populaire, et ce non seulement à cause des cocktails et des petits fours. La proximité et l’identification sont des facteurs non-négligeables dans la perception du public.
Collection Depuis qu’elle travaille pour la Ville de Luxembourg, donc depuis les années 1980, Danièle Wagener achète aussi des œuvres d’artistes luxembourgeois, dans les galeries, dans les salons du Cercle artistique ou directement auprès des artistes, « et de cette manière aussi, nous les soutenons dans leur travail ». Ce ne sont que cinq à dix œuvres par an, mais, en trente ans, ça fait quand même quelque 200 œuvres. Stockées dans une réserve au Limpertsberg, elles sont à disposition des politiques et des administrations pour décorer leurs bureaux, à l’exception de quelques commandes spécifiques, comme les grands tableaux de Tina Gillen pour le grand escalier de l’Hôtel de Ville ou la sculpture pour Mélusine, pour laquelle le concours vient d’être remporté par Serge Ecker. Un des projets de Danièle Wagener est de réaliser un catalogue analytique des œuvres de la collection de la Ville, qui sera aussi un morceau d’histoire de l’art récente.
Réseauter Si les directeurs d’institutions sont attendus au tournant pour leur présence ou absence dans les réseaux locaux – on leur demande d’assister aux vernissages, de visiter des ateliers, de commenter et de soutenir d’une manière ou d’une autre le travail des artistes –, ce sont par contre leurs contacts dans les réseaux internationaux, qui peuvent apporter un plus aux artistes. Qu’Enrico Lunghi fasse partie du jury pour le choix de l’artiste français qui ira à Venise en 2015, que Danièle Wagener et ses musées soient un des organisateurs du prix Schuman, que Kevin Muhlen, par ses contacts au Québec ou à Taïwan aide Gast Bouschet et Nadine Hilbert à exporter leur projet Unground sont autant d’activités méconnues au Luxembourg, mais qui aident les artistes à sauter les frontières. Toutefois, il faut alors accepter qu’ils fassent leurs choix personnels des artistes qu’ils veulent défendre, selon leurs affinités, parce que leur travail leur semble pertinent et d’un niveau international. Non pas parce qu’il sont Luxembourgeois et qu’il reste un quota à atteindre, mais parce qu’ils sont bons, tout simplement.
« Je sais qu’on nous reproche parfois de ne pas être assez présents sur la scène locale, concède Enrico Lunghi, mais c’est un reproche très provincial, qui prouve que les gens qui le formulent ne sont tout simplement pas professionnels. Je ne demande pas à mes conservateurs et curateurs d’aller voir toutes les expositions au Luxembourg, ils doivent le faire à l’étranger. Les artistes locaux, nous les suivons dans la durée, sur quatre ou cinq ans, avant de décider de les acheter ou de les exposer. Aucune galerie parisienne ne s’attendrait à ce qu’un conservateur du Centre Pompidou fasse la tournée des vernissages. Ce n’est tout simplement pas leur métier. »