Alors que l’art conceptuel et les premiers happenings et installations n’ont émergé au Luxembourg qu’à la fin des années 1960, la peinture connaît une tradition longue et forte. Des intérieurs et natures mortes réalistes de Mathieu Kirsch au XIXe siècle aux peintures impressionnistes et idylliques de Frantz Seimetz ainsi qu’aux paysages mosellans sublimes d’un Nico Klopp, la peinture figurative d’avant-guerre fut pratiquée avec beaucoup d’ardeur et ce avec une grande variation de styles. Après la Deuxième Guerre mondiale des artistes comme Michel Stoffel, Victor Jungblut et Frantz Kinnen, et plus tard les Iconomaques, aspirent à une peinture abstraite, qui se veut d’abord géométrique, mais se développe rapidement en une abstraction lyrique. La peinture des années 1980/90 se caractérise alors par une libération des catégories restrictives et par l’expérimentation avec de nouvelles techniques. Qu’en est-il de la jeune peinture luxembourgeoise actuelle ?
Les expositions de Roland Quetsch à la Galerie Bernard Ceysson et de Christian Frantzen à la Galerie Nosbaum & Reding permettent d’en avoir un fin aperçu. Si l’un opère de façon abstraite, les œuvres de l’autre se caractérisent par un style figuratif et détaillé. Les deux artistes, qui se connaissent depuis longtemps, s’associent pour former le duo artistique Toitoi – on pense à leur fameuse sculpture composée de crème de beurre et de biscuits à l’aspect d’un Wercollier exposée en 2008 au salon du CAL. Ils se partagent avec Franck Miltgen et Pascal Piron (tous deux également jeunes peintres) un même atelier.
Roland Quetsch expose au sous-sol de la Galerie Ceysson cinq de ses tableaux (de 2012) en noir et blanc fondés sur le principe de la fragmentation – fragmentation du support et de la composition picturale. Les bandes collées et les parties rectangulaires ou triangulaires fractionnent l’ensemble et indiquent constamment à l’œil de nouvelles directions de lecture. Accrochée au rez-de-chaussée de la galerie, une série plus récente se veut plus économe à l’égard de la composition, mais ne provoque pas moins une expérience visuelle intense. Ici, Quetsch a appliqué des aplats monochromes de couleurs, aussi précis que le style hard edge d’un Ellsworth Kelley, sur des tableaux façonnés à partir de châssis fragmentés et montés en des ensembles élégants de soit 250 x 190 cm, soit 210 x 160 cm.
Les châssis sectionnés sont ordonnés de façon à former deux « E », juxtaposés symétriquement. Cette forme est à l’origine du titre de l’exposition,, suggérant un symbole graphique qu’il est possible de décrire mais impossible de définir par un terme concret. Les deux espaces vides à l’intérieur de la peinture elle-même suggèrent un arrêt sur l’image, un repos pour l’œil errant. Les couleurs varient entre le noir, le bleu, le jaune, le vert ou encore le rouge et le rose ; leurs contrastes ont été testés par l’artiste sur des maquettes, plus petites, accrochées à côté des grandes œuvres. L’application de la couleur est moins stricte et les toiles ont l’air de flotter dans le cadre à cause de leur disposition particulière. Se dérobant à toute interprétation rapide et facile, ces immenses peintures tout comme les délicieux essais de couleurs s’imposent tout d’abord comme présence physique dans l’espace.
On retrouve la même force physique et le même attrait visuel de l’œuvre chez Christian Frantzen. Après sa série merry-go-round (2013) qui a permis à l’artiste de thématiser le loisir comme fuite devant l’ennui et la monotonie quotidienne à travers des scènes de foire et de manèges, Frantzen s’attaque de nouveau à la peinture inspirée des métropoles, en appliquant des couleurs plus vives. Développés depuis 2002, ses paysages urbains constituaient initialement une transition entre l’abstraction all-over sérielle et la figuration. Les façades et enseignes lumineuses occupent aujourd’hui encore toute la toile, jouant sur la surimpression de signes visuels que l’individu doit affronter au quotidien. Des tableaux comme orange ny (2013), nanzeg (2014) et yellow ny (2013), peints minutieusement à l’acrylique et à l’huile, semblent s’évanouir de part et d’autre vers l’abstraction. Il en est de même pour l’impressionnante peinture hong kong (2013) : les énormes gratte-ciels blancs se dissolvent vers le haut dans un ciel laiteux.
L’exposition chez Nosbaum & Reding dévoile l’importance des façades et des fenêtres dans la peinture de Frantzen. S’il est vrai que l’art est le reflet de la société, il en ressort que la peinture se dessine sur la toile de la même façon que le reflet à la fenêtre, fragile et furtive, la technique de l’huile permettant de la travailler et retravailler. La fenêtre fait fonction de barrière entre le dehors (le public) et le dedans (le privé). Chez Frantzen, cette association est clairement visible, le tableau devenant un miroir reflétant une partie de notre société, où la beauté de l’architecture et de ses structures affronte les problèmes subjacents des métropoles, comme la surpopulation.
Alors que les tableaux de Christian Frantzen abordent un thème particulier, ceux de Roland Quetsch tentent de se dérober à une histoire précise. Il n’en est pas moins que les deux artistes s’attachent à l’analyse de l’architecture (l’un de la société, l’autre de la peinture) et à sa déconstruction, voire reconstruction. Frantzen prend ainsi comme point de départ des photographies trouvées sur Internet ou d’amis qui lui servent de base à ses toiles. Le tableau ne prend forme qu’à partir de la déconstruction d’une image existante et d’une reconstitution subséquente. Grâce au choix des couleurs et au jeu entre le flou et le précis, Frantzen démontre le pouvoir de la peinture à l’âge numérique, la peinture étant capable de tout représenter. Les œuvres de Quetsch se lisent d’une manière similaire. La subdivision du support et de l’image tout comme l’aspect opaque et lisse de la peinture confèrent à ses œuvres quelque chose de nettement contemporain, révélant la même affinité pour la déconstruction et la reconstruction. Cette méthode est confirmée par le vide résultant du montage des châssis, placé au milieu de l’œuvre, déconfortant le spectateur tout en l’incitant à remettre en question ce qu’il voit – non seulement dans le monde de l’art, mais aussi et surtout dans la vie quotidienne. Les deux expositions sont à ne pas manquer, surtout par les amateurs de peinture, qui ces derniers temps restent trop souvent sur leur faim face à un art trop conceptuel ou un art trop rapide tel qu’il est soutenu par d’autres institutions.