Le Luxembourg en-dessous de toute critique La raison d’État luxembourgeoise résumée en un bout de phrase. En septembre 2014, lors d’une table-ronde sur les relations économiques entre le Luxembourg et le régime d’apartheid, l’ancien ministre des Affaires étrangères et de l’Économie, Jacques F. Poos (LSAP), expliquait pourquoi des sanctions n’auraient « absolument rien changé à la situation en Afrique du Sud » : Pour Pretoria, le Luxembourg aurait été « aussi important qu’une puce sur le dos d’un éléphant ». Selon cette logique, le Luxembourg peut faire ce qu’il veut, puisque, de toute manière, il ne pèse pas assez pour avoir un réel impact. (Une affirmation qui passe pudiquement sous silence le rôle central joué par la place bancaire dans le financement du régime. En tant que directeur de la Banque continentale du Luxembourg au début des années 1980, Jacques Poos était pourtant bien placé pour s’en faire une idée.)
Dans Une Suisse au-dessus de tout soupçon (paru en 1976), le sociologue Jean Ziegler avait identifié une fissure morale qu’il considérait comme typique des banquiers et ministres helvètes : l’adhésion à des valeurs reconnues comme justes in abstracto, mais considérées irréalisables de facto. De ce mode de pensée, écrivait Ziegler, naîtraient des rationalisations du type : « Si ce n’est pas la Suisse qui finance l’Afrique du Sud, ce sera forcément quelqu’un d’autre ! » (Comme le Luxembourg.) La primauté de la politique économique sur la politique étrangère est inavouable ; elle est pudiquement désignée de problème de « cohérence des politiques ». Lors des missions économiques vers la Russie ou la Chine, les droits de l’Homme figurent dans les « speaking points » ; mais s’ils sont brièvement évoqués, c’est pour mieux passer aux choses « sérieuses ».
ASTM & ABBL Cela a commencé par un « comité interministériel » réunissant des hauts fonctionnaires de différents départements ministériels. Ils devaient préparer l’adoption du « Plan d’action national pour la mise en œuvre des principes directeurs de l’Onu relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme » (ou PAN pour faire plus simple). Chacun y allait de ses passages copier/coller. À partir d’avril 2017, les ONG, syndicats et organisations patronales étaient conviés à la table. Depuis, quatre réunions ont eu lieu, réunissant une trentaine de permanents de l’ASTM à l’ABBL et de l’Unicef à l’UEL. Lors de ces concertations, qui durent plus de deux heures chacune, deux mondes se rencontrent. « Les gens s’écoutent… C’est rare d’avoir des réunions où les gens regardent si peu leurs portables », estime l’ambassadeur itinérant pour les Droits de l’Homme, Marc Bichler, qui coordonne le PAN.
Tout doit pourtant aller vite, car le PAN est censé passer le Conseil de gouvernement d’ici les vacances d’été. Alors que le Royaume-Uni et les Pays-Bas avaient déjà publié leur PAN en 2013 et que l’Onu avait arrêté ses 31 principes directeurs en juin 2011 déjà, le Luxembourg a cumulé du retard. Hâtivement, le ministère des Affaires étrangères doit aujourd’hui le combler. En partie, estime Marc Bichler, il s’agirait de conférer plus de « crédibilité » à la candidature du Luxembourg au Conseil des droits de l’Homme des Nations-unies pour le mandat de 2022 à 2024, de montrer qu’« on a fait nos devoirs ». Le délai de validité du premier PAN ne sera que d’un an et demi ; en 2020, une nouvelle version devra être élaborée. Cette précipitation, combinée à un manque de ressources, aura conduit à un texte bourré de recommandations superficielles et vagues.
Devoir de vigilance Les ONG n’auront pas eu gain de cause sur leur revendication principale : un cadre contraignante. Il y a deux mois, une douzaine d’ONG comptant parmi les plus politiques et à gauche de la scène (ASTM, Etika, Greenpeace, SOS Faim, ONG-OGBL, mais également la Caritas) avaient lancé une campagne pour un devoir de vigilance. Elles revendiquent une loi rendant obligatoire la diligence raisonnable en matière de droits sociaux et normes environnementales pour les multinationales domiciliées au Luxembourg et exerçant à l’étranger. Marc Bichler explique que « l’État peut choisir entre deux voies : une approche volontaire et des moyens législatifs. En ce moment, nous n’empruntons pas cette dernière voie, nous préférons que les entreprises le fassent d’elles mêmes. » Après tout, ajoute-t-il, « ce n’est pas parce qu’une loi existe qu’elle est appliquée ».
Suite à l’effondrement de l’usine de vêtements Rana Plaza au Bangladesh, l’Assemblée nationale française a fini par adopter en février 2017 une loi instaurant « un devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre ». Elle oblige les multinationales françaises à contrôler leurs filiales et leurs sous-traitants, tout au long de la chaîne de valeur économique. Le Medef fustigeait illico une loi « très néfaste » pour la compétitivité. (En avril 2017, le Conseil constitutionnel avait retoqué la loi en supprimant les amendes – assez sévères – prévues initialement en cas de non-respect.)
Pour le Luxembourg et son économie financière quelque peu fictive, se posera la question si une telle loi devrait s’appliquer aux dizaines de milliers de sociétés boîtes-aux-lettres, dont certaines pèsent des centaines de millions d’euros. Un devoir de vigilance généralisé fera monter l’ardoise pour ses structures. Les rapports RSE (lisez « responsabilité sociale des entreprises ») sont souvent externalisés à des société de consultance spécialisées dans le domaine ; les Big Four, KPMG en tête, s’étant déjà positionnées sur ce nouveau marché. Ce sera donc un coût supplémentaire. Or, le prix d’une Soparfi – même ultra-light – au Grand-Duché a explosé sur les dernières années. Selon plusieurs estimations, elle se situe actuellement à un minimum de 10 000 euros par an : Frais de domiciliation (comptez 2 000 euros), plus tantièmes pour les trois administrateurs (3 000 euros), plus impôt minimum (3 210 euros), plus cotisation forfaitaire à la Chambre de commerce (350 euros).
Charité & politique Le secrétaire général de l’UEL, Jean-Paul Olinger, parle d’un « texte relativement équilibré ». Et puisque le PAN aurait été « élaboré ensemble », il devrait logiquement être porté par tous. Les ONG sont prises au piège : Comment se distancier d’un texte sans dents quand on a activement participé à sa rédaction ? Car si le principe de diligence raisonnable a bien fini par être inclus dans le PAN, c’est sans perspective aucune d’un cadre législatif contraignant. Par « loyauté » envers la confidentialité du « processus », disent les responsables des ONG interrogés, on ne pourrait, à l’heure actuelle, commenter le contenu de la dernière version. (En Suède, la première ébauche du PAN fut mise telle quelle en ligne pour recueillir les commentaires du public.) Une retenue qui témoigne également de l’institutionnalisation de la centaine d’ONG agréées au ministère de la Coopération et qui se sont réparties 56,8 millions d’euros en subsides en 2016. Avec un taux de cofinancement pouvant atteindre les 80 pour cent, les organisations non-gouvernementales sont en fait devenues des organisations para-gouvernementales. Conscientes que leurs projets et postes dépendent du financement étatique, la plupart des ONG préfèrent donc tout naturellement le consensus à la confrontation.
Les piquets de protestation organisés depuis 2015 contre la multinationale du caoutchouc Socfin (accusée par SOS Faim et ASTM d’« accaparement des terres ») marquaient une rupture. Ce fut la première fois que des ONG locales tentaient de troubler l’assemblée générale annuelle d’une des holdings domiciliées au Luxembourg. Si elles n’auront réussi à mobiliser qu’une douzaine de permanents devant l’Hôtel Parc Belair, la présence médiatique suffisait à jeter un léger trouble parmi les actionnaires (dont un certain Vincent Bolloré). Ceux-ci étaient venus acter le partage de bénéfices issus des 181 000 hectares (soit plus de la moitié du Grand-Duché) de plantations de palmiers et d’hévéas situées en Afrique tropicale et en Asie du Sud-Est (d’Land du 22 mai 2015). Habitués au calme et à la discrétion luxembourgeois depuis 1959, ils se retrouvaient devant une caméra et des micros. À la dernière AG, une militante d’une ONG belge – ayant acheté une action du Groupe Socfin en amont – avait même réussi à entrer dans la salle de réunion et à y interpeller la direction, prenant à témoin les actionnaires.
Recours & réparations En 2011, dans un rapport sur les activités de la Socfin au Cambodge, la Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme appelait le Luxembourg à « adopter un cadre légal et des politiques permettant de tenir responsables des sociétés légalement enregistrées sous leur juridiction pour des violations de droits de l’Homme commises à l’étranger, ainsi que permettre aux victimes d’accéder à des voies de recours effectives. » Dans leur appel de mars, les ONG luxembourgeoises ont repris cette revendication. Elles demandent ainsi à être associées au Point de contact national (PCN) de l’OCDE… bien qu’elles n’aient jamais songé à utiliser cet instrument pour faire entendre la voix des « organisations partenaires ».
Coordonné par un fonctionnaire du ministère de l’Économie, le PCN est une voie de recours non-judiciaire, chargée de jouer au médiateur entre société civile et sociétés transnationales. Ne disposant d’aucun pouvoir contraignant, le PCN doit mobiliser des « moyens consensuels et non conflictuels ». Depuis sa création en 2001, le PCN n’a été saisi que d’une poignée de plaintes et seules deux enquêtes ont été ouvertes en 17 ans. Les ONG à avoir saisi le PCN luxembourgeois étaient toutes étrangères : néerlandaise et libérienne pour une plainte contre Arcelor-Mittal ; française et camerounaise dans l’affaire Socfin ; sud-africaine dans le dossier Kredietbank (d’Land du 11 mai). Les ONG luxembourgeoises étaient aux abonnés absents. Ce serait faute d’expertise et de ressources juridiques, estime Antoniya Argirova, la « responsable plaidoyer » (lisez : lobbying politique) de l’ASTM. « Si vous faisiez un sondage auprès des ONG, la plupart n’auront jamais entendu parler du Point de contact national », dit Jean-Louis Zeien, le président de Fairtrade Lëtzebuerg. Les permanents travaillant exclusivement sur les dossiers politiques sont rares et la maîtrise technique des dossiers, notamment ceux liés à la place financière et à ses montages juridico-fiscaux, en souffre.
38/49 Le 6 juillet 2016, les députés transposaient une directive européenne qui oblige certaines entreprises à publier un « non-financial reporting » reprenant des informations relatives « aux questions environnementales, aux questions sociales et de personnel, de respect des droits de l’homme et de lutte contre la corruption ». « Cette obligation […] aurait été difficile, sinon impossible, à implémenter seul comme pays », estimait le rapporteur Franz Fayot (LSAP). Ceci pour des « raisons évidentes de compétitivité ». Puis de souligner : « Nous n’allons pas plus loin que ce que prévoit la directive. Nous répondons donc aux attentes des grandes sociétés ici au pays pour qui cette loi entraîne des coûts supplémentaires. »
Les deux avocats libéraux Léon Gloden (CSV) et Simone Beissel (DP) félicitaient le gouvernement d’avoir respecté la tradition nationale des transpositions de directives a minima. Quant à Roy Reding (ADR), son intervention avait le mérite de la clarté : « Hu mer e Choix ? Neen. Et ass eng Direktiv, si muss ëmgesat ginn. Mir hu kee Choix. Si gëtt a minima ëmgesat. Freet dat eis ? Jo, dat freet eis. » L’impact de la loi sur la publication des informations non-financières sera en effet très limité : seules seront touchées les entreprises qui cumulent deux des trois critères suivants : avoir plus 500 employés, avoir un intérêt public et afficher un chiffre d’affaires de plus de 35 millions d’euros. Soit, environ deux douzaines d’entreprises. Si celles-ci préfèrent ne pas spécifier leur politique environnementale ou sociale (ou n’en ont pas), elles peuvent toujours fournir « une explication claire et motivée des raisons le justifiant ».
Le ministre de la Justice, Félix Braz (Déi Gréng), affichait néanmoins son optimisme : « Mir beweegen eis och do op engem Wee, deen eng Eegendynamik wäert hunn ». Et de prédire que de plus en plus d’entreprises prendront leurs responsabilités sur « base volontaire ». Un sondage compilé en 2017 par KPMG est venu doucher ces espoirs. Sur les cent principales (du point de vue de leurs revenus) entreprises luxembourgeoises, seules 59 avaient publié, en annexe de leur bilan annuel, un rapport sur leur responsabilité sociale. La moyenne mondiale se situe à 72 pour cent ; le classement est mené par le Royaume-Uni, le Japon et l’Inde (99 pour cent) ; et fermé par Israël (26), le Kazakhstan (25) et Chypre (13 pour cent). Sur les 49 juridictions étudiées, le Luxembourg se retrouve à la peu glorieuse trente-huitième place.
Reste que de plus en plus d’entreprises luxembourgeoises se dotent d’un département interne « responsabilité sociale ». Tant pour rassurer leurs clients et consommateurs que pour retenir leurs employés millennials demandant à s’identifier à leur job. En propageant la notion d’un capitalisme éthique, ce discours valide implicitement l’hégémonie corporate. 150 entreprises ont décidé de se faire labelliser auprès de l’Institut National pour le Développement durable et la Responsabilité sociale des entreprises (INDR) qui fonctionne sous l’égide de l’UEL. Parmi elles, des Big Four (Deloitte, KPMG), des grands cabinets anglais (Linklaters, Allen & Overy), des firmes de nettoyage (Dussmann, Nettoservice) et même deux sociétés de jeux de hasard (Casino 2000, Loterie nationale). On n’y trouve par contre aucune compagnie maritime, bien que 202 navires et quelque 3 000 marins – pour la plupart russes, ukrainiens, chinois et philippins – battent pavillon luxembourgeois. Les vérifications sont réputées ardues, voire pédantes. Deux jours durant, des auditeurs externes s’installent dans l’entreprise et demandent des justificatifs. Ils se focalisent sur trente points pris au hasard sur un échantillon de 130 questions : économies d’énergie, recyclage, sécurité au travail, diversité… Jusqu’ici, aucune entreprise ne s’est vue retirer son label ESR.