Johnny est un rêveur. Le jeune vendeur de poisson, quelque part sur un marché italien, la terre de ses ancêtres, se rêve un avenir radieux, avec sa femme Gill. Ils ne vendent pas le poisson pour s’enrichir, mais dans l’idée du partage et de l’échange ; ils aiment la compétition quotidienne avec leurs collègues sur le marché pour attirer le client, à qui mieux mieux. Parfois, leur concurrence se termine en bagarre comme dans Astérix, le poisson volant au-dessus de leurs têtes. Mais Johnny se rêve un avenir ailleurs – peut-être aussi parce qu’ici, ses rêves se terminent souvent en cauchemars. Le père, qui ressemble fort au père menaçant de Don Giovanni, désapprouve le désir d’ailleurs de son fils et le bannit – l’épopée du couple peut commencer.
La ballata di Johnny e Gill de Fausto Paravidino, joué le week-end dernier au Théâtre des Capucins, est une réinterprétation de l’histoire biblique de la Tour de Babel, dans laquelle Dieu disperse les hommes sur la terre, brouille la langue et rend impossible la communication entre eux. Johnny et Gill, ce sont Abraham et Sarah, version moderne. Ou plutôt : version fin du XXe siècle. Leurs vêtements hippies indiquent qu’on se situe quelque part dans les années 1970 ou 80 quand l’histoire commence. Pour atteindre leur nouvelle vie dans le nouveau monde, ils devront traverser le désert et la mer, seront extorqués de leurs biens par des passeurs et torturés par des milices, solidaires avec d’autres migrants – dont l’oncle de Johnny, Lucky –, et victimes des forces de la nature. Mais rien n’y fait, Johnny a une foi inébranlable en un avenir meilleur, et le couple atteindra les côtes de l’Amérique, land of the free and home of the brave.
Là-bas, les possibilités de réaliser le rêve américain, celui du succès commercial et de l’ascension sociale surtout, sont innombrables. Il faut juste imiter les autochtones, leur langue, leurs codes sociaux, et se faire accepter par la mafia existante. On pense alors aux Gangs of New York de Martin Scorsese (2002). Johnny et Gill continueront à vendre du poisson, frit cette fois, et en feront une grande chaîne industrielle. Mais cela ne suffit pas à leur bonheur, bien au contraire. Johnny a arrêté de rêver, a répudié son oncle, qui n’a pas résisté aux sirènes (alcool, drogues, femmes…) de la grande ville, mais le couple souffre de ne pas pouvoir avoir d’enfants…
Fausto Paravidino (*1976) est un des auteurs et metteurs en scène européens les plus en vue en ce moment. Auteur d’une douzaine de pièces, réalisateur et acteur (il interprète un Lucky fantasque), il s’intéresse à la réinterprétation de la Bible depuis sa dernière création, La boucherie de Job (2016). Pour cette pièce-ci, il a travaillé par workshops et improvisations, en Italie, à New York et à Toulon. Tout y est, dans sa relecture de l’histoire : la maternité miraculeuse et très tardive de Sarah/Gill, les alliances, les sacrifices, la servante Agar et son fils Ismaël, Sodome et Gomorrhe, et même le Pharaon (qui devient, chez Paravidino, un boss de la mafia russe à New York en costume doré). Pour raconter cette histoire éternelle de la quête du bonheur, de l’exode et de l’incommunicabilité des hommes, Paravidino a recours à toutes les formes scéniques possibles : le mime, la danse, les masques, le show télévisé. On parle toutes les langues sur scène, de l’italien à l’anglais, le français ou des langues africaines, voire imaginaires.
Avec son allégorie, qui a certaines longueurs sur les trois heures que dure le spectacle, Paravidino nous dit que les aspirations de l’homme au bonheur sont éternelles, que sa quête de réussite économique, les jalousies, et même la volonté de se reproduire sont récurrents dans l’histoire de l’humanité. Il le fait dans un mélange jouissif des genres et des formes, parfois fantaisistes, parfois désillusionnés. L’ensemble est cohérent et extrêmement disert, la scénographie minimaliste et très modulable. Paravidino nous dit aussi que les rêveurs d’aujourd’hui sont les réactionnaires de demain, que l’avidité et la méchanceté sont dans le DNA de l’humanité, dont l’existence est néanmoins aussi faite de brefs moments de bonheur. C’est souvent gai, coloré et délirant. Mais aussi triste et sans espoir.