Sous sa jaquette rouge et or, Piccolo Teatro, le livre que Josée Hansen consacre au paysage théâtral luxembourgeois, s’ouvre un peu comme une salle de théâtre à l’italienne, rutilante et précieuse. Le trou minuscule dont est percé sa couverture – tel celui qui, ménagé dans le rideau de scène, permet aux acteurs de jauger la salle avant une représentation – semble, au lecteur, une invitation à y plonger le regard. Heureuse mise en abyme ! Ce petit trou est aussi un point d’interrogation. Il ponctue la question qui anime le spectateur lorsqu’il se demande à quoi est dû le bonheur (ou le malheur) qu’il éprouve au théâtre. Le spectateur, en l’occurrence, est spectatrice. La question du genre n’est pas insignifiante. Elle joue un rôle indéniable dans ce moment de l’Histoire culturelle du Luxembourg et dans l’étude qui en est proposée, qui englobe aussi bien la représentation elle-même que son cadre institutionnel où se jouent, comme chacun sait, des effets de pouvoir. Pour être menée à bien, l’étude du phénomène théâtral doit prendre en compte de nombreux acteurs, figures célèbres ou talents émergents, et pas seulement ceux qui, sur le plateau, endossent le costume d’un personnage. Le monde du théâtre n’est pas que petit, il est aussi secret. Telle la lune, le grand public n’en voit jamais que le côté brillant tandis que l’autre face reste dans l’ombre. Et seule une curiosité insatiable, celle de la journaliste assidue et régulière, forçant l’intimité des loges et des bureaux, permet d’aller au fond des choses.
Sur les réseaux sociaux, autre « terrain » où il arrive qu’on la croise, Josée Hansen laisse parfois échapper cet aveu : elle aime « la réalité », apprécie les vraies personnes, s’intéresse aux lieux ordinaires, à « la poésie des petites choses », aux sorties de secours, aux ambiances de chantier où se joue cet insaisissable : das Licht, la lumière…
Si JH (appelons-la ainsi puisque c’est comme ça qu’elle signe ses articles courts) assume la responsabilité des pages culturelles de l’hebdomadaire qui accueille cet article, c’est parce qu’elle aime l’humain ; non pas une humanité abstraite, une idée d’humanité (ce serait courir le risque de la langue de bois qu’il s’agit, à tout prix, d’éviter), mais une humanité en chair et en os, sensible et émouvante. Seul l’intéresse l’engagement personnel de ceux qui œuvrent réellement à la création artistique. Ce tropisme d’un humanisme sincère et contextualisé était déjà lisible dans son livre sur l’art contemporain (Piccolo Mondo, 2015) mais, ce que révèle aujourd’hui Piccolo Teatro, c’est le modèle même de sa tournure d’esprit et sa méthodologie. En effet, le théâtre est, par essence, une entreprise humaine et collective (elle ne cesse de le rappeler) et, comme il ne s’agit pas de produire une théorie esthétique de plus, JH reste journaliste, dans le bon sens du terme. Elle observe, avec intérêt mais, surtout, avec rigueur et précision, des circonstances, des évolutions et des transformations qui marquent l’évolution de son petit pays.
Piccolo Teatro est donc aussi, forcément, un livre politique. Il dessine un monde qui, pour être « piccolo », n’en est pas moins considérable. Car le théâtre est un microcosme, la représentation limitée d’un monde sans limite. Comme ce « wooden O », dont parle Shakespeare, faisant allusion à la scène de bois circulaire où se donne la représentation d’Henri V et où « il faut imaginer les milliers de casques qui épouvantèrent le ciel d’Azincourt ». L’image colle assez bien avec la définition du théâtre selon JH : « une tentative de saisir la société dans sa complexité en en décrivant un fragment ». Le propos est loin d’être neutre ; il tient compte d’engagements profonds : féminisme, sens de la justice sociale, égalité devant la culture, élargissement des publics, attention prêtée aux petits et aux sans grade. Bien sûr qu’il s’agit d’un point de vue subjectif, puisque c’est celui de l’amateur (au sens étymologique du terme). JH est une amoureuse. « J’aime les gens » est la première phrase de son livre. Mais cet amour n’affecte en rien la justesse de ses analyses qui, toujours, tiennent compte de situations spécifiques qu’elle a explorées de fond en comble. « Deux ans de rencontres théâtrales au Luxembourg » (le sous-titre de l’ouvrage), cela représente, indéniablement beaucoup de travail et suppose une grande rigueur intellectuelle.
Est-ce par crainte d’une publication trop sérieuse que JH a tenu à ce que son livre soit illustré par des images ? Non, car les photographies d’Éric Chenal sont tout sauf illustratives. Ce sont des impressions parallèles, une tentative pour traquer, sur un autre plan que celui des mots, l’atmosphère de ce monde théâtral, jusque dans ses coulisses les plus confidentielles. Particulièrement emblématique, une double page presque totalement obscure, dont l’énigme somptueuse permet d’imaginer tout ce que l’on veut. Autre façon poétique d’interroger la profondeur abyssale d’un théâtre dont le plein feu scénique n’est que la face la plus visible.
Ce sont bien des batailles qui se déroulent entre ces pages. Et en grand nombre. Aussi le livre apparaît-il, d’abord, comme patchwork multicolore. Le talent de JH est de donner, à ce qui aurait pu n’être qu’une grande mosaïque d’expériences et de combats, une véritable cohérence. Résultat obtenu par une construction très efficace. Après une description succincte mais précise de l’Histoire du théâtre au Luxembourg depuis 1990, l’approche thématique des chapitres suivants est particulièrement pertinente. Il s’agit toujours d’explorer les tenants et les aboutissants d’une problématique que l’on pourrait reformuler ainsi : un petit pays peut-il donner naissance à un grand théâtre ? La question est posée par le biais d’une série d’études portante sur la structure des institutions, le texte dramatique, la mise en scène, la scénographie et le costume, le corps de l’acteur et sa formation, mais, aussi, le renouvellement des générations et l’internationalisation du phénomène. Autant de chapitres passionnants car toujours traités en relation directe avec un foisonnement d’occurrences particulières qui sont autant de cas d’école. Toujours cette épaisseur humaine qui fait la qualité de l’expérience théâtrale selon JH.
Après quoi, la galerie de huit portraits (auteur, metteurs en scène, acteurs, directeurs), constitue la cerise du gâteau que l’on a déjà mangée : la compréhension argumentée d’un phénomène particulier, celui de la production théâtrale d’un pays dynamique en la matière. Le lecteur prendra connaissance des artistes mis en avant dans cette partie du livre. Ne pouvant citer tout le monde ici, il est préférable de ne citer personne. Pas de théâtre sans tensions, disait Heiner Muller, mais, si rivalités il y a (et comment en douter ?), c’est par la dialectique des positions que s’élabore la construction collective du théâtre. JH a réussi à peindre son Piccolo Teatro comme une ronde harmonieuse qui semblerait utopique si elle ne s’étayait sur la réalité de tous ces noms propres. Cette richesse est la première chose que le lecteur français que je suis (la langue utilisée par JH permet d’envisager une lecture qui dépasse le territoire national) découvre avec émerveillement.
La parution du livre de Josée Hansen est aussi, pour tous ceux qui s’intéressent à la chose théâtrale, l’occasion de réfléchir à ce que signifie la critique journalistique de l’événement spectaculaire. Il est évident que celle-ci a perdu, au cours des dernières décennies, beaucoup de sa superbe. Dans un monde où le théâtre reste un art où, même dans le meilleur des cas (lorsque les salles sont pleines), l’audience reste très limitée par rapport à celle du cinéma, de la télévision, des jeux vidéo et d’Internet, quelle est la pertinence et l’influence de la critique sur les lecteurs d’un journal tel que le Land, par exemple ? et sur le public en général ? La réponse est éthique.
Informative et analytique, la critique se doit, traditionnellement, d’émettre, un jugement. Or, comme disait autrefois Françoise Giroud, « on ne tire pas sur une ambulance ». Comprenons bien ; le théâtre contemporain n’a rien d’une ambulance, il est même en pleine santé, mais il ne constitue pas non plus un mainstream medium. Sa dimension minoritaire engage à le traiter avec bienveillance, à le défendre honnêtement mais avec volontarisme. C’est pourquoi la critique de théâtre, au même titre que le livre de Josée Hansen, est un acte militant. Et, bien que n’étant pas un grand fan des « coups-de-cœur » (ce cliché journalistique par excellence), je n’hésiterais pas, pour ma part, à affirmer que la critique doit avoir, aujourd’hui plus que jamais, une dimension affective. À la froideur de l’analyse s’oppose la chaleur du goût, à quoi le critique doit réchauffer sa plume. C’est pourquoi son expression est aussi une séduction dont il convient d’user avec discernement. Car le critique de théâtre, c’est le paradoxe de son métier, est aussi un auteur en même temps qu’un spectateur. Il travaille avec la matière qu’il observe et commente. Ce sont la même pâte, les mêmes symboles, les mêmes métaphores. Que Josée Hansen soit une artiste en son genre, dramaturge et metteuse en scène, c’est ce qu’on peut affirmer ici, après avoir lu son livre.