Dans la pénombre du Kinneksbond de Mamer, deux hommes et deux femmes se déshabillent méthodiquement. Ils entrent sur une scène aveuglante de blancheur – comme dans un bloc opératoire – en maillots de bains, en référence à l’eau, où séjourne The Octopus, qui pour Léa Tirabasso représente « cette bête dégoûtante et gluante qui rampe, le cancer, le corps, cette chose qu’on trimballe, qu’on incarne, mais qu’on ne comprend pas vraiment », basé sur une citation de Marcel Proust, reprise dans l’essai The human and the octopus du philosophe Thomas Stern : « ...demander pitié à notre corps, c’est discourir devant une pieuvre, pour qui nos paroles ne peuvent pas avoir plus de sens que le bruit de l’eau... »
La musique, composée par Martin Douro, commence. Les corps bougent sur des rythmes disharmonieux, tantôt techno minimaliste brutale, puis harmonieusement sur des bouts de musique classique, entrecoupés de bruits de dissonance et constamment interrompus par le bruit de statique d’une vieille radio, comme pour trouver un autre programme, pour trouver comment guérir et gérer ces émotions qu’engendre cette maladie. Ces bruits de discorde illustrent une question centrale de recherche pour cette pièce : « la sensation de dislocation ressentie lorsque notre corps ne répond pas ou plus correctement », explique la chorégraphe Léa Tirabasso.
La scène est recouverte de câbles, tels des vaisseaux sanguins ou des tentacules du cancer, mais aussi représentatifs des appareils médicaux, représentés par des microphones et qui étudient et auscultent le corps malade et méthodiquement s’approprient ce corps « trimballé, aliéné, troué, mesuré, observé profondément et avec insistance ». Il s’agit ici de l’expérience du patient, qui peut ressentir un esprit disloqué du corps abandonné aux traitements cliniques.
Des lumières stroboscopiques viennent ponctuer les bruits de dissonance, de techno-house party, où les corps s’enlacent, se prélassent, de délaissent et se détachent, tels des cellules cancéreuses qui migrent, pour fonder une nouvelle petite métastase. Les danseurs-cellules reviennent se mordiller, se frotter, se toucher et puis repartent et essayent de mourir.
« Il y a un phénomène que j’ai trouvé passionnant et qui a été une mine d’or pour le matériel tant chorégraphique, que théâtral et pour la dramaturgie : l’apoptose, la mort programmée des cellules. Une cellule saine, quand elle est dysfonctionnelle, elle s’autodétruit pour sauver le tout – notre corps –, alors qu’une cellule cancéreuse a perdu cette capacité de se suicider ».
À la question, si les danseurs représentent des cellules cancéreuses ou les corps malades, Léa nous répond : « Les danseurs représentent tout à la fois. Les cellules cancéreuses, un corps, leurs corps. En tout cas un corps sous tension ». Les corps sains se transforment avec la maladie et dans leur désespoir viennent s’enlacer, s’agripper et essayent de s’aider maladroitement. Ils se déplacent lentement, puis frénétiquement pour s’échapper.
Peu à peu, les danseurs ont des convulsions aux rythmes saccadés. Ils se regroupent et copulent, tel un tableau de l’enfer de Hiéronimus Bosch en illustrant le grouillement d’une tumeur qui grandit. Des bruits d’insectes qui rongent et sucent et mordent, comme les bruitages des extraterrestres dans Alien soulignent cette prise de pouvoir, cette victoire sur le corps sain.
La question philosophique « ne serions-nous pas plus heureux animaux ? » est posée dans la brochure à travers la citation de Thomas Stern : « Il a cette ancienne idée religieuse que l’homme est la combinaison malheureuse d’une bête et d’un dieu : si nous étions dieu nous serions libérés, esprit immortel ; si nous étions bêtes, nous serions contentés dans/de notre ignorance instinctive ».
La scène finale : un corps enroulé de câbles, tels les tentacules de la pieuvre, qui ont envahi le corps tout entier, qui l’enlacent, qui vont le transformer en autre chose peut-être. La proie est posée au milieu, comme un fétus. L’espoir du renouveau.
Cette danse, qui explique l’indicible, le combat quotidien, l’espoir, la passion du corps qui se bat, fait couler des larmes, parce que cette putain de maladie, semble humaine dans sa course folle et poétique, comme le nénuphar de Boris Vian, et donne une certaine fierté de l’avoir hébergé dans son corps.