Le théâtre contemporain s’attache à attaquer des sujets douloureux, poussant souvent aux larmes, comme si la catharsis n’avait de sens que là-dedans. Pourtant, sans être « de boulevard », le théâtre peut réjouir, faire rire, contenter même. En fait, il peut être tout ça à la fois, drôle et triste, cinglant et profond. C’est ce tour de passe-passe qui se joue avec vitrosité dans Jamais seul qui nous a fait rire autant que pleurer. Une belle métaphore de la vie, la vraie, en fin de compte…
Jamais seul, c’est la banlieue format capitale, des appartements vétustes, un quartier de pavillons, le hypermarché au cœur, la « plaque tournante » sur le chemin et les gens de ce monde-là. En fait, il y a là, une quarantaine de personnages, entre archétypes et singularité, des jeunes, des vieux, des amoureux, des détestés… Tous sans but véritable mais avec plein d’idées farfelues ou belles. Un microcosme sociétal assez normal et néanmoins superbement touchant, déployant sa force poétique dans la solitude que chacun rencontre un jour. Mohamed Rouabhi signe un texte moderne à la dimension classique, trouvant certains codes ouvrant à une peinture contextuelle et sociétale, un peu comme l’ont fait ses pairs avant lui, il y a quelques siècles.
Irrémédiablement, cette pièce c’est l’histoire des petites gens, ceux qui galèrent, vivant accrochés à leur rêve. Des personnes abîmées, unies les unes aux autres que Rouabhi s’efforce d’écrire avec précision pour les montrer dans leur unicité mais aussi dans leurs rapports aux autres. Ce sont des personnages vrais que l’on apprend à connaître au fil des scènes, des héros du quotidien qui slaloment entre la moquerie, la pauvreté, le racisme, le chagrin, la déprime. Pourtant, sans se lamenter, cherchant toujours à remonter à la surface, ils gardent le sourire et nous font rire même… Une force mentale, forgée grâce au fait qu’ils ne sont jamais seuls, justement. Car oui, cette pièce donne aussi à voir des rencontres, parfois forcées par les événements, mais toujours laissant de magnifiques traces, les témoignages d’une humanité qui se questionne, qui survit et surtout qui aime en abondance…
Aussi, Patrick Pineau, sommité du théâtre moderne, bercé par Jean-Pierre Vincent ou Éric Elmosino et façonné par Georges Lavaudant, des années durant, s’attelle à mettre en scène ce texte ô combien humaniste.
Compères à la vie, Rouabhi et Pineau donnent à voir sur scène, cette grande complicité amicale. En effet, Jamais seul, sur scène autant que sur le papier, est une grande réussite. Pineau couche une direction artistique sorte de tendre strip-tease, au sens de déballage sentimental, rappelant presque l’émission culte des années 90. Dans une progression brillamment orchestrée en une vingtaine de tableaux, livrant des décors en panneaux, allant et venant du sol au plafond, Patrick Pineau, dans ces saynètes, montre ce monde bariolé. On y voit, de bout en bout, tous les personnages se mettre à nu, livrant leurs sentiments avec de moins en moins d’inhibition au fur et à mesure que le temps passe.
D’ailleurs, les quinze comédiens – dont l’auteur et le metteur en scène – tiennent chacun plusieurs personnages, avec sincérité, tendresse, drôlerie et intelligence. À l’image de Laura Mélinand superbe « Emilie » ou Valentino Sylva en désopilant clown cynique, pour ne citer qu’eux. Toutefois, malgré une distribution plutôt inégale dans la justesse et un peu de souffrance dans quelques tableaux, sur scène l’énergie est clairement palpable dans l’ensemble des moments collectifs.
Du reste, c’est dans sa dimension collective qu’exulte cette pièce. Avec grâce, « la troupe » jubile de ses échanges groupés et les images en sont marquantes : de la sobriété du groupe de parole, aligné devant nous au début de la pièce, à la scène de l’accouchement, proche d’une peinture idolâtrique du début du XIXe siècle. C’est bien de théâtre dont on parle ici, d’une certaine force scénique et de la magie de la mise en scène avec comme prestidigitateur Patrick Pineau.
Dans Jamais seul, on progresse de récit en récit, en écoutant ces écorchés de la vie, pour comprendre in fine que leur force vient de leur solidarité, de leur collectivité. Et dans le fond comme dans la forme c’est en effet le propos. Patrick Pineau choisit la sobriété de décors tout en longueur, comme des paysages, pour laisser place au jeu, à l’action et ne finalement garder que l’essence même de cette pièce à histoires variables. De fait, dans Jamais seul, on nous rappelle que dans cette société individualiste, seul, on n’est pas grand-chose.