Dans une Italie en ruines où la population est réduite à la privation de tout ce qui est fondamental à la vie humaine (logement, nourriture, travail), les enfants portent l’espérance en un monde meilleur. Quand ils n’apparaissent pas en guise de happy end, les enfants occupent tout l’espace des films néoréalistes, mouvement informel qui représente le troisième et dernier grand moment de l’histoire culturelle italienne après la constitution de l’Empire romain et la Renaissance dans les arts.
C’est dans la revue Cinema, dirigée par le fils de Mussolini, que paraissent les premiers articles appelant à une approche nouvelle du cinéma, ancrée dans le réel et le présent. Des films modernes en somme, tels qu’ils émergeront pendant la Seconde Guerre mondiale – comme par exemple Ossessione (1943) de Luchino Visconti – mais aussi juste après le conflit terminé avec Rome, ville ouverte (1945) de Rossellini et Sciuscià (1946) de Vittorio de Sica.
Les Voleurs de bicyclettes (1948), si l’on adopte une traduction littérale du titre du film de Vittorio de Sica, est mis à l’honneur cette semaine à la Cinémathèque du Luxembourg. Il s’agit de l’un des films les plus populaires du cinéaste italien, dont l’influence considérable s’étendra jusqu’aux États-Unis. On assiste alors à l’émergence de films à petit budget qui vont prendre pour sujet des enfants issus des quartiers pauvres de New York, tels que The Quiet One (1948) de Sidney Meyers et Little Fugitive (1953) de Ray Ashley, Morris Engel et Ruth Orkin, deux films qui furent – comme Rome, ville ouverte ou Ladri di biciclette – distribués aux États-Unis grâce à Joseph Burstyn.
Dans ces films, les interprètes ne sont point des acteurs professionnels mais des personnes recrutées dans la rue. Pour Ladri di biciclette, le contrat de production imposait initialement à Vittorio de Sica d’engager Cary Grant dans le rôle du père en proie au désœuvrement après le vol de sa bicyclette chèrement acquise. Le cinéaste refusa cette condition et recruta à sa place Lamberto Maggiorani (Antonio Ricci), un ouvrier de la Breda, une société italienne spécialisée dans la mécanique lourde. Il en est de même pour Bruno (Enzo Staiola), le fils d’Antonio Ricci, qu’il rencontra par hasard dans les rues de Rome lors de ses pérégrinations urbaines. Avec beaucoup de tendresse pour ces deux personnages familiaux, De Sica et son scénariste attitré, Cesare Zavattini, exposent sans fard la réalité sociale italienne, gangrenée par le chômage à l’issue de la guerre. On y voit une population romaine divisée, impitoyable envers elle-même, contrainte par la pauvreté à s’entre-dévorer. L’utopie d’une solidarité de classe qui serait naturelle s’envole aussi vite que le vélo volé d’Antonio Ricci... Dans cette société romaine paradoxalement si peu catholique, qui ne connaît ni la pitié ni la charité, la seule voie restante, hormis celle de s’en remettre à Dieu ou à une voyante avide d’argent, est de voler à son tour son prochain. D’où le pluriel du titre original. Le ciel, dans ce film, est bouché, quadrillé par les câbles aériens du tramway. Le ciel évanoui, il ne reste pour seule transcendance que la musique bouleversante d’Alessandro Cicognini. Dans ce monde désormais privé de repères, l’autorité des pères s’effondre sous les yeux mouillés d’un enfant, ultime caution morale des adultes. Pour reprendre le titre du premier long-métrage de Vittorio de Sica : I bambini ci guardano (1944), Les enfants nous regardent. Un regard qui oblige les adultes à grandir et à bâtir une société véritablement humaine.