Naomi Klein, journaliste et auteure canado-américaine à la pointe de l’engagement pour le climat, vient de publier On Fire, un recueil de textes de sa plume de ces dix dernières années, assemblés en argumentaire en faveur du « Green New Deal ». Résultat : un appel puissant et étayé à la mobilisation tous azimuts pour sauver ce qui peut encore l’être.
Klein, aujourd’hui âgée de 49 ans, s’est fait connaître en 1999 en démontrant, dans No Logo, comment les grands groupes internationaux en sont venus à faire de leurs marques les pivots de leurs stratégies pour viser un public à chaque fois plus jeune tout en délocalisant de plus en plus la production vers des pays pauvres. En 2007, elle signait The Shock Doctrine, dans lequel, à l’aune notamment de ce qui s’est passé à La Nouvelle-Orléans après l’ouragan Katrina, elle détaillait la façon dont les catastrophes, guerres et bouleversements sont désormais utilisés pour imposer les déréglementations et privatisations qu’appellent de leurs vœux les économistes de l’école de Chicago adeptes de la « thérapie de choc ».
C’est vers 2009 que Naomi Klein prend pleinement conscience de la gravité de la menace climatique, ce qui l’amène à en exposer les enjeux avec maestria dans This Changes Everything en 2014. Depuis, elle s’est engagée à fond dans cette lutte : aux côtés des Indiens de l’ouest du Canada (Idle No More) et du Dakota (Standing Rock) tentant d’empêcher la construction d’oléoducs sur leurs territoires, ou encore, au cœur de la vie politique canadienne, en accompagnant le lancement du Leap Manifesto, un effort pour faire converger les luttes féministes, indigènes et environnementalistes.
Cinq ans après This Changes Everything, alors qu’aux États-Unis, une partie du camp démocrate a fini par reconnaître la gravité de la menace climatique et s’efforce d’articuler une stratégie ambitieuse pour la contrer, la voilà qui apporte sa pierre à l’édifice tout en revisitant son propre cheminement.
2010
Le parcours étalé sur une décennie commence avec la catastrophe de Deepwater Horizon, la plateforme en eau profonde de BP dans le Golfe du Mexique dont l’explosion avait causé la mort de onze ouvriers en 2010, tandis que la fuite de brut allait durer cinq mois et causer une pollution grave du golfe. Une crise majeure qui résultait de la conjonction de la corruption, de la déréglementation et de notre addiction aux énergies fossiles, notait alors Naomi Klein, s’attachant en particulier à raconter comment les communautés de pêcheurs de la côte de Louisiane ont été gravement affectées. Contrairement aux promesses de BP, relayées par l’administration Obama, de tout restaurer, le Golfe du Mexique est loin d’avoir récupéré : selon une étude de l’Université de Floride menée en 2017, « les sédiments côtiers touchés par la marée noire ont vu leur biodiversité diminuer de 50 pour cent ».
2011
Naomi Klein se rend en novembre 2011 à la sixième conférence internationale du Heartland Institute, un think tank que financent généreusement les compagnies pétrolières et qui revendique fièrement son rôle de haut-lieu du déni du changement climatique. Lorsqu’un participant demande « dans quelle mesure tout ce mouvement (contre le réchauffement) est simplement un cheval de Troie vert dont le ventre est rempli de doctrine socio-économique marxiste », il s’agit d’une remarque relativement « timide » par rapport à d’autres élucubrations lâchées lors de cette conférence, remarque Naomi Klein. Mais elle est représentative de ce qui s’y dit. Pour le Heartland Institute et ses émules, le changement climatique est bien « un cheval de Troie destiné à abolir le capitalisme et à le remplacer par une espèce d’éco-socialisme ». Le problème, c’est que cette doctrine du déni dénuée de toute base scientifique a réussi à coloniser l’esprit de quelque 80 pour cent des Américains qui s’identifient comme Républicains.
2013
Comme le réclament les climatologues Kevin Anderson et Alice Bows du centre Tyndall cités dans un article suivant, daté de 2013, c’est à raison de dix pour cent par an que l’humanité doit réduire ses émissions si elle veut se donner une chance de limiter le réchauffement à deux degrés Celsius (encore qu’il soit beaucoup plus sage de viser 1,5 degrés). La dernière fois que des réductions aussi radicales ont été enregistrées, c’est lors du « carnage » qui a suivi la crise de 1929. Autant dire que cela suppose « des stratégies radicales et immédiates de décroissance aux USA, dans l’UE et d’autres nations riches », font valoir Anderson et Bows. En d’autres termes, commente Naomi Klein, « nous avons encore le temps d’éviter un réchauffement catastrophique, mais pas à l’intérieur des règles du capitalisme telles qu’elles sont structurées aujourd’hui ». Si le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) est moins radical, c’est que de nombreux scientifiques ont choisi de minimiser considérablement les implications de leurs recherches « pour apparaître comme raisonnables au sein des cercles économiques néo-libéraux ».
2015
« Arrêtez de vouloir sauver le monde tout seuls », lance-t-elle l’année suivante aux étudiants du College of the Atlantic, une petite université de niche du Maine qui forme quelque 350 jeunes à l’« écologie humaine ». L’erreur à ne pas faire, après l’échec des tentatives d’opérer de grands changements systémiques, c’est de penser que « tout ce que nous pouvons faire sont de petites actions », leur enjoint-elle. Alors que, pour son livre No Logo, elle rencontrait en Indonésie et aux Philippines des ouvrières employées à manufacturer des habits et des appareils électroniques destinés aux Occidentaux, elle avait été frappée à quel point l’idée que les choix de consommation individuels puissent avoir une dimension politique semblait étrangère à cette population, tout entière concentrée sur une mobilisation collective destinée à arracher à leurs employeurs des améliorations de leurs conditions de vie. Alors qu’au Canada, c’est l’inverse qui dominait : c’était en étant végétarien, en achetant fair trade et local, en boycottant les grandes marques, qu’on affichait son engagement. C’est le sentiment de leur impuissance individuelle qui poussait les ouvrières asiatiques qu’elle avait rencontrées à « être politiquement ambitieuses, à exiger des changements structurels ». Non que le local n’ait pas d’importance, mais il nous faut avancer sur les deux tableaux, « la résistance et les alternatives », conclut Klein.
2019
Tout cela nous amène, cette année, au lancement du Green New Deal, sous l’impulsion notamment de la jeune représentante de New York Alexandria Ocasio-Cortez. Comment convaincre suffisamment de gens que les profondes transformations qu’il suppose sont dans le domaine du possible ? « Si le rapport du GIEC (de l’automne 2018) a été la tonitruante alerte au feu qui a capté l’attention du monde, le Green New Deal est le début d’un plan de sécurité et de prévention du feu. Pas juste une approche fragmentée qui se contente de diriger un canon à eau sur un feu déchaîné (…) mais un plan complet et holistique pour bel et bien éteindre le feu », avance Klein, alignant neuf raisons qui expliquent pourquoi il peut à son avis réussir : Il crée un très grand nombre d’emplois, notamment dans les énergies renouvelables ; il établit une économie plus juste, grâce au principe du pollueur-payeur ; il s’appuie sur le principe de l’urgence ; il arrête la procrastination, en résistant aux risques de récession ; il neutralise, grâce à ses effets positifs immédiats pour la population, les possibles retours de bâton comme celui vécu par Emmanuel Macron lorsqu’il a introduit une taxe sur le diesel en 2018 ; il mobilise de nombreux soutiens, du fait de son focus sur l’aide aux plus démunis ; il construit de nouvelles alliances, comme a pu le faire en son temps, contre toute attente, le New Deal de Franklin Delano Roosevelt ; enfin, il fédère les innombrables initiatives qui se sont construites ces dernières décennies et n’attendent que le Green New Deal pour passer à la vitesse supérieure.
De ces neuf points, c’est le septième – la création de vastes réseaux de soutien grâce au focus sur la justice sociale –, qui est le plus sujet à polémique dans les rangs des libéraux américains. Ainsi l’éditorialiste du New York Times Thomas Friedman pense qu’il faut se concentrer sur l’énergie, car « on ne peut pas transformer notre système énergétique et notre système social et économique en même temps. Car pour l’environnement, plus tard sera trop tard ». Commentant On Fire dans un article publié par Nature, Michael Mann, l’émérite climatologue américain, note : « Je ne recommande pas toujours un livre avec lequel je ne suis pas d’accord. Mais quand je le fais, il est d’habitude de Naomi Klein ».
L’inventeur du « hockey stick », la fameuse image qui illustre à quel point la hausse récente des températures globales est une anomalie que seules nos émissions de gaz à effet de serre peuvent expliquer, est sans doute aujourd’hui le plus écouté des spécialistes du climat. Comme pour Friedman, son principal désaccord avec Klein porte sur la faisabilité d’une action simultanée sur les systèmes énergétiques et la justice sociale : « Le pessimiste en moi doute aussi que nous éliminerons l’avidité et l’intolérance au cours de la prochaine décennie ».
Ce qui l’amène à rejeter comme un « faux dilemme » cette opposition, pour recommander de « travailler à l’intérieur du système » tout en cherchant à le changer, notamment en faisant sortir l’argent des entreprises de la politique. Mann reste un adepte des mécanismes de marché. Mais les tenants du Green New Deal les jugent inopérants parce que les plus riches, au mode de vie le plus émetteur en CO2, ne seront pas poussés par de tels mécanismes à réduire leur empreinte. Naomi Klein enfonce le clou : « Contrairement aux politiques qui font assumer les coûts de la transition aux travailleurs, le Green New Deal cherche avant tout à arrimer la réduction de la pollution aux priorités des salariés les plus vulnérables et des collectivités les plus marginalisées ».