Intérêt public Quand fut mis en service, en août 2017, l’échangeur de Hellange sur l’A13, les responsables politiques consécutifs purent pousser un grand ouf ! de soulagement, presque aussi grand que pour l’inauguration du tramway au Kirchberg ou de la route du Nord. Car cette inauguration clôtura non seulement deux ans et demi de travaux, mais surtout plus de deux décennies d’une bataille judiciaire acharnée entre l’État et le propriétaire des terrains par lequel devait passer l’autoroute en direction de la Sarre, querelle sur le bienfondé de l’expropriation, la définition de l’utilité publique – rendant possible une expropriation – et le prix juste à payer pour ces terres. Depuis, cette affaire était devenue un épouvantail dans la modernisation et la gestion des affaires de l’État : Comment faire prévaloir l’intérêt public sur les intérêts individuels, dans un pays où la propriété privée est sacrée ?
Une solution On allait désormais inscrire d’office l’utilité publique dans les lois spéciales autorisant les grands projets de l’État, permettant d’entamer plus facilement une procédure d’expropriation – grâce à laquelle le propriétaire reçoit certes de l’argent pour son terrain, mais à un prix estimé juste par les négociateurs du ministère des Finances, et non à des tarifs excessifs qu’aimeraient souvent encaisser les propriétaires cupides, appâtés par l’idée de vendre à l’État. Mais que faire pour tous les projets, qui sont la très grande majorité, dont le coût se trouve sous le seuil des quarante millions d’euros nécessitant une loi spéciale de financement, tel que prévu dans l’article 99 de la Constitution1 ? Actuellement, ces projets sont simplement avalisés par la Chambre des députés, après analyse à la Commission de contrôle de l’exécution budgétaire, et financés via les Fonds spéciaux. La dernière fois, ce fut le cas le 12 février dernier, pour une trentaine de grands projets, de la nouvelle tour de contrôle du Findel, en passant par les extensions du tram vers l’aéroport, Kalchesbruck ou route d’Arlon et les couloirs de bus ou les extensions de lycées, jusqu’au pôle d’échange de la gare centrale. Là où l’État n’est pas propriétaire des terrains sur lesquels il entend construire, il passait alors par une procédure de déclaration d’utilité publique ex post, via arrêtés grand-ducaux. Or, cette pratique fut régulièrement fustigée par le Conseil d’État sur le plan formel, estimant qu’il faudrait plutôt une loi pour établir les cas dans lesquels l’expropriation peut intervenir.
Petit article 28, grande portée L’article 28 du projet de budget pour l’année 2019, présenté ce mardi à la Chambre des députés (voir pages 2-4), entend remédier une fois pour toutes à ce reproche, en inscrivant un petit paragraphe au chapitre sur les fonds d’investissements publics : « Les travaux relatifs aux projets nominativement énumérés ci-dessus [sic] et identifiables sont déclarés d’utilité publique ». Suivent de longues listes de projets plus ou moins chers à imputer aux Fonds d’investissements publics administratifs (infrastructures sociales, culturelles, de justice, 71 projets en tout), d’investissements publics scolaires (31 extensions ou assainissements de lycées), sanitaires et sociaux (26 foyers pour demandeurs de protection internationale, structures socio-familiales ou barrages) et, surtout, les plus de 120 projets du Fonds des routes – ronds-points, échangeurs, voies de bus, ponts, parks & rides, couloirs multi-modaux… D’ici 2022, l’alimentation annuelle dudit Fonds des routes croit de manière exponentielle, de 75 millions d’euros en 2018 à 310 millions d’euros en 2022. En 2022, ce Fonds dépensera 512 millions d’euros pour des infrastructures routières, pour le transport individuel, le fret ou les bus. En comparaison : le Fonds du rail reçoit une dotation stable de 220 millions d’euros par an. Et le gouvernement Bettel/Schneider/Braz versait l’année dernière 85 millions au Fonds d’investissements publics scolaires, une alimentation qui ne se développe que lentement, à 110 millions d’euros en 2022 – et ce malgré la croissance discontinue de la population (donc aussi de la population scolaire).
Du pacifiste au ministre de la Défense Dimanche dernier, l’ancien député vert Robert Garcia et le premier ministre vert de la Défense, François Bausch, discutaient à l’antenne de Radio 100,7 sur ce que la réalité du gouvernement fait aux idéalismes d’antan, entre autres sur l’opportunité de l’acte de protestation de l’eurodéputée écolo Tilly Metz contre l’armement nucléaire, bref – sur la capacité d’adaptation de l’ancien parti protestataire à la Realpolitik. L’ancien militant pacifiste Bausch doit aujourd’hui avaliser les importants investissements dans les équipements militaires, pour leur grande partie déjà planifiés par son prédécesseur Etienne Schneider (LSAP) : « Dans le cadre de ses engagements au sein de l’Otan, et dans le contexte d’une situation sécuritaire internationale instable, le Luxembourg s’est engagé à augmenter son effort de Défense pendant les prochaines années, en passant de 0,4 pour cent du PIB à 0,6 pour cent en 2020 », lit-on dans le projet de budget pour 2019. À moyen terme, le Fonds d’équipement militaire voit son alimentation annuelle enfler, de 120 millions d’euros en 2018 à 170 millions d’euros en 2021 et 2022. Font partie des investissements militaires l’Airbus A400M (que le Luxembourg achète avec la Belgique, pour un investissement de presque 200 millions d’euros en tout), et les cinq hélicoptères pour l’Armée et la Police, que le grand-duché a commandé l’année dernière à Airbus (pour 145 millions d’euros, selon la société), des « armes et systèmes d’armes », des « véhicules tactiques » et le programme Govsat.
Dispositifs Ce ne furent pourtant pas ces investissements dans les équipements militaires que le ministre des Finances Pierre Gramegna (DP) vanta comme visionnaires et novateurs lors de son discours, mardi au parlement. Il cita plutôt les mesures pour la digitalisation du pays : introduction du réseau 5G et d’un ministère dédié au numérique, mesures transversales de digitalisation de l’administration publique – de la Santé à la Police –, programmes de formations spécifiques pour demandeurs d’emploi… « Il s’agit non seulement d’améliorer le quotidien des gens et les différents processus administratifs, lit-on dans l’exposé des motifs du projet de budget, mais aussi de faire avancer le développement technologique général dans des domaines importants pour l’économie comme notamment l’intelligence artificielle, la gestion des données et l’internet des objets ».
Dans cette acception, l’outil numérique répond parfaitement à l’idée de « dispositif » développée par le philosophe des rapports de pouvoir Michel Foucault : un ensemble hétérogène d’éléments matériels et immatériels, du discours à l’édifice, et du réseau entre ces éléments, qui a une fonction stratégique dominante et s’inscrit toujours dans une relation de pouvoir. Dans cette lecture, le budget du gouvernement DP/LSAP/Vert serait un ensemble de mesures et d’investissements formant le grand dispositif stratégique de le modernisation de l’État – pour le faire entrer au XXIe siècle, ce que le CSV n’aurait jamais réussi à faire. Cette société « moderne » est celle des réseaux : les réseaux immatériels de sociabilité qui porte toujours surtout le DP (la bourgeoisie de la capitale, les milieux d’affaires) ou les réseaux humains que le Premier ministre Xavier Bettel (DP) et le ministre des Affaires étrangères Jean Asselborn (LSAP) ont beaucoup d’aisance à nouer en politique internationale. C’est aussi le gouvernement des réseaux sociaux sur Internet qu’utilisent et maîtrisent désormais bon nombre de ministres de ce gouvernement – Corinne Cahen, Taina Bofferding et Sam Tanson postaient en parallèle des photos « vues de la tribune gouvernementale » mardi. Et c’est, dans une acception plus globale, celui du développement des réseaux, que ce soit de communication, de transport ou de transferts d’argent.
L’État est alors un « facilitateur », qui met en place les meilleures infrastructures possibles pour que puissent s’y épanouir le citoyen, ses données, ses capitaux et ses marchandises, mais aussi l’énergie et l’eau par exemple. C’est une vision fondamentalement libérale du rôle de l’État.