Sur la place financière, l’identité de la ghostwriter du projet de loi sur les fondations patrimoniales ne fait pas mystère. Ce n’est pas comme si l’avocate d’affaires Simone Retter, qui tient une « boutique law firm » au service de quelques clients ultra-riches, tenait à dissimuler son rôle para-législatif. Sur son site, marketing oblige, elle l’affiche même fièrement : « She has been extensively involved in the drafting of the private wealth foundation legislation », y lit-on. Interrogée sur son implication, Simone Retter répond : « Étant donné mon expertise internationale dans le domaine de la planification successorale, j’ai assisté les autorités dans la rédaction du projet. » Sur barreau.lu, Retter énumère la domiciliation de sociétés (boîtes-aux-lettres) parmi ses « activités préférentielles », et c’est donc presque logiquement qu’elle a fait une apparition dans Panama Papers en tant qu’actionnaire d’une société BVI créée en 2012. Depuis décembre 2014, elle siège également au conseil de la Banque centrale du Luxembourg.
Le projet de loi n°6595 fut déposé en juillet 2013 dans un contexte de crise. En pleine campagne pour les élections anticipées, le ministre des Finances Luc Frieden (CSV) faisait passer in extremis la fondation patrimoniale par le conseil de gouvernement. Profitant du vent de panique que venait de provoquer l’annonce de la fin du secret bancaire trois mois plus tôt, les lobbies de la place financière espéraient forcer le passage à travers les institutions de ce produit juridique hybride. Ce fut le hype généralisé : la fondation patrimoniale, nouvelle panacée pour l’ère post-fraude fiscale, était de toutes les missions économiques, figurait dans toutes les brochures de promotion. Seul inconvénient mineur : le texte n’avait pas encore été voté.
La fondation patrimoniale avait été conçue comme réponse grand-ducale au trust anglo-saxon. Elle permet au fondateur, le plus souvent un très riche patriarche préparant sa succession, de transmettre ses actifs (titres, villas, tableaux) à une fondation tout en choisissant librement par qui, comment et au profit de qui le patrimoine sera géré. Une façon d’« éviter l’éparpillement » et de « garantir la pérennité » du capital familial, note l’exposé des motifs. La fondation patrimoniale permet ainsi de dissocier propriété économique et pouvoir de direction. « Ceci est notamment utile lorsque le fondateur estime que certains de ses héritiers ne sont pas aptes ». Le capital pourra ainsi fructifier durant des décennies, voire des siècles, enfoui dans une fondation patrimoniale luxembourgeoise.
Le passé dévore le présent ; la fondation patrimoniale est par essence antimoderniste. Elle promet aux HNWI-fondateurs d’imposer leur volonté au-delà de la mort. Les fondateurs seraient « en fait les ‘deus ex machina’ de la structure », notait une fiduciaire luxembourgeoise dans une brochure. L’image du fantôme aurait mieux collé. Une vision qui rappelle la coutume britannique des entails. Selon ce système, l’héritier ne pouvait dilapider le bien, mais devait se contenter des revenus du capital qu’il aura à transférer intact à la prochaine génération. L’argument pour son abolition, rappelle Thomas Piketty dans Le Captial au XXIe siècle, reposait sur une conviction simple : « la libre circulation des biens et la possibilité de les réallouer en permanence vers le meilleur usage possible, en fonction de la génération vivante, quoi qu’aient pu penser les ancêtres aujourd’hui disparus. »
Les héritiers se retrouveront-ils dégradés en rentiers impuissants, prisonniers d’une fondation conçue par le pater ou la mater familias et cadenassée par des avocats d’affaires et banquiers luxembourgeois ? Tout dépendra de la loi applicable. En matière de successions, c’est le droit civil du dernier lieu de résidence du défunt qui est pris en compte. Les héritiers tombant sous une législation issue du Code Napoléon auront la réserve héréditaire de leur côté. Ainsi, au Luxembourg, la partie qui doit obligatoirement revenir aux enfants varie entre la moitié (pour un enfant) et les trois-quarts (pour plus de deux enfants) du patrimoine. En principe, le futur défunt, du moins s’il est rattaché au Code civil (si c’est la Common Law, il sera plus libre), ne pourra décider par testament que de la partie résiduaire de son patrimoine. Au cas où la dotation à la fondation patrimoniale excédait cette « quotité disponible », les héritiers pourront tenter d’extirper judiciairement la part du capital qui leur revient. Mais encore devront-ils gagner accès aux informations d’une structure verrouillée.
La question paraît oiseuse et technique, pourtant elle est fondamentalement politique. La réserve héréditaire est un des principaux acquis de la Révolution française. Consacrée par le Code civil en 1804, elle fut pensée comme instrument pour empêcher la résurgence des élites de l’Ancien régime. Pour briser le pouvoir de l’aristocratie, les révolutionnaires abolirent la coutume de la primogéniture qui accordait au fils aîné une part disproportionnée – si ce n’était la totalité – de l’héritage. « L’effet de la législation qu’on propose, sera, dit-on, le morcellement des héritages ; mais ce n’est qu’un bien, dans l’intérêt public ; il augmente le nombre de propriétaires », écrivait en 1805 Jacques de Maleville, un des rédacteurs du Code civil. Car, ajouta-t-il, une démocratie « doit toujours tendre à diviser les fortunes pour se conserver. » Dans la vision optimiste des révolutionnaires de 1789, la réserve héréditaire et l’éparpillement des fortunes familiales étaient la clé d’une égalité à venir. Au Luxembourg où, après trois décennies de boom économique, on voit resurgir une classe de rentiers fonciers et où l’imposition de l’héritage en ligne directe reste taboue, la réserve héréditaire est un des derniers (faibles) correctifs à la perpétuation des fortunes et à la reproduction des inégalités.
Bizarrement, le projet de loi n°6595 gardait un silence complet sur les règles successorales. Pour un instrument de « planification successorale », ceci semblait plutôt suspect. Les auteurs du projet de loi avaient consciemment évité d’explicitement évoquer la question, espérant ainsi se prémunir contre une ingérence du ministère de la Justice. (Celui-ci ne fut en effet pas impliqué dans l’élaboration d’un projet de loi qui relevait pourtant très largement de son domaine de compétences.) Sur la place financière, certains commençaient à hâtivement réinterpréter la fondation patrimoniale en outil pour court-circuiter l’encombrante et peu business-friendly réserve héréditaire. Un trust anglo-saxon au pays du Code Napoléon ? Un HNWI pouvait-il désormais tranquillement mourir au Grand-Duché sans se tracasser du partage égalitaire de sa fortune ? Mais, dans son avis tombé en avril 2014, le Conseil d’État flaira le danger : « Une question fondamentale reste ouverte : il n’est dit nulle part de quelle manière sera assuré que les dispositions d’ordre public en matière de réserve héréditaire sont respectées (…) Il est d’autant moins précisé quelles seraient les conséquences d’un tel non respect. »
Suite à l’avertissement du Conseil d’État – qui considéra la fondation patrimoniale comme « un instrument juridique légitime en soi » –, les députés de la commission des Finances et du Budget (Cofibu) révisèrent la copie et y inclurent un court paragraphe rappelant que la fondation patrimoniale « ne fait pas échec » à la loi successorale. Sans pour autant préciser qui contrôlera que les règles seront bien respectées. (L’Administration de l’Enregistrement et des Domaines est chargée de réprimer la fraude fiscale, mais non les fraudes civiles.) Au sein de la Cofibu, les parlementaires de la majorité présentaient la fondation patrimoniale comme un produit offshore qui aura peu d’effets internes. Elle serait « surtout mise en place pour amener des familles fortunées non résidentes à y placer leur fortune. » Or, le trust grand-ducal offre des taux d’imposition très alléchants et plus favorables que le droit commun, créant un réel incitant pour les HNWI autochtones. Dans une brochure de promotion, la Fiduciaire Luxembourg Paris Genève remarquait ainsi : « Cela pourrait pousser des résidents luxembourgeois à créer une fondation patrimoniale. »
Le 3 novembre 2013, la Cofibu avait donné son feu vert au projet de loi n°6595. Mauvais timing : À peine 72 heures plus tard éclata « Luxleaks ». La fondation patrimoniale fut mise au freezer législatif. Depuis, sur la place financière, on attend. « Nous l’espérons, et le ministre des Finances l’espère également très fortement », disait la rapportrice Joëlle Elvinger (DP) début 2015. Et de préciser: « Nous avons des demandes régulières de la part de clients ». Les abonnements aux dossiers parlementaires sur le site chd.lu constituent un bon audimat pour mesurer l’intérêt de la place financière. La fondation patrimoniale y figure en deuxième position (173 abonnements), derrière la réforme du droit des sociétés (286 abonnements). Tous les quelques mois, on annonçait, rue de la Congrégation, que la sortie du projet de loi était « imminente ». Ainsi, en 2015, on la pressentait pour « avant l’été ». Il n’en fut rien.
Entretemps, même les plus enthousiasmés ont été gagnés par une certaine lassitude. « Le buzz est fini, mais peut-être qu’il était un peu overblown dès le départ », concède un professionnel actif dans les family offices. D’autres ont abandonné tout espoir que la portée disparue réapparaisse : « Elle est entre la vie et la mort, mais plus proche de la mort », estime un fiscaliste. Seul le député Laurent Mosar (CSV), qui aime à se présenter en porte-parole officieux du secteur financier, revient encore à la charge. En décembre dernier, à la tribune de la Chambre des députés, il plaidait même pour l’inclusion dans le droit des sociétés luxembourgeois d’une structure de trust à l’anglo-saxonne, « plus facile à commercialiser que la fondation patrimoniale ». Sa proposition provoqua peu d’emballement.
En se référant à la « protection de la vie privée » et à la « sécurité des familles », le projet de loi n°6595 voulait « rencontrer le besoin légitime de familles fortunées de limiter la visibilité sur leur patrimoine ». Les documents devront être physiquement stockés chez le domiciliataire au Luxembourg. Mais pas d’obligation à déposer les comptes annuels au Registre de commerce et des sociétés, ni à publier le nom du bénéficiaire économique dans le Memorial C. À défaut de secret, on comptait du moins assurer une certaine discrétion aux HNWI. Or, le ministre Frieden avait promis plus que le ministre Gramegna n’aura pu tenir. La date de péremption du projet de loi aura été très courte.
Même en cas de réanimation, la fondation patrimoniale sera difficilement reconnaissable. De la fin du secret bancaire aux Panama Papers, en passant par Luxleaks, les derniers 36 mois furent ceux du dérèglement de toutes les anciennes évidences. Comme souvent, c’est par le biais de la lutte anti-blanchiment que le rapport de force international a fini par s’imposer au Luxembourg. (La « fraude fiscale aggravée » sera le prochain coup de balai, et il provoque déjà une anxiété palpable.) La quatrième directive prévoit l’introduction de registres centraux où devront être consignées la date de naissance, la nationalité et l’adresse des bénéficiaires économiques des trusts, fiduciaires, sociétés et fondations. Une base de données à faire pâlir celles de l’ICIJ. Exit, la discrétion promise par la fondation patrimoniale aux HNWI.
Ces données ne seront non seulement accessibles aux autorités de surveillance étatiques et aux « entités obligées » (comme les banques), mais également à « toute personne ou organisation capable de démontrer un intérêt légitime ». Une catégorie très vague dans laquelle le Parlement européen incluait les journalistes d’investigation et les ONG. Jusqu’où le Luxembourg fera-t-il jouer la transparence ? Un groupe interministériel composé de fonctionnaires de la Justice et des Finances planche depuis une année sur la question. Il travaille dans un relatif isolement. La société civile et les associations de journalistes n’ont pas encore découvert le sujet ; et le groupe de travail, nous dit-on au ministère de la Justice, ne comprendrait pas non plus de lobbyistes de la place financière.
En attendant la transposition de la directive (d’ici juin 2017), la fondation patrimoniale restera en hibernation. Dans le contexte actuel, le projet de loi n°6595 s’est muté un « risque réputationnel ». Le Luxembourg se sait sous observation rapprochée. En août 2015, le législateur belge avait ainsi préventivement élargi le périmètre de sa « taxe Caïman » à la fondation patrimoniale, un produit financier qui n’existe pas encore, mais pour lequel la machine de promotion avait tourné à plein régime en 2013-2014. Ce retour du bâton laisse présager que le traitement fiscal de la fondation par les autres pays sera peu avenant. Il y a un an, face au Wort, le ministre des Finances avait explicité sa doctrine, « plus ambitieuse et compliquée » : Les nouveaux produits de la place financière, disait-il, devaient dorénavant « avoir une durabilité et une crédibilité dans le temps ». Pierre Gramegna a introduit le principe de précaution.