Depuis le 29 janvier dernier, les vendeurs japonais de coffres-forts se frottent les mains. La demande a presque triplé, et il faut attendre plusieurs semaines avant de pouvoir se procurer un de ces objets à 700 euros pièce en moyenne. La raison de cet engouement subit est la décision de la Banque du Japon d’instaurer des taux négatifs sur les fonds que les banques déposent chez elle. En pratique cela se traduit par un prélèvement sur les sommes laissées en compte. Mais malgré sa modicité (-0,01 pour cent) et le fait qu’il n’ait pas été répercuté sur les clients pour l’instant, les ménages japonais prennent leurs précautions.
Encore rien de tel en Europe, où pourtant quatre banques centrales, celles de Suède, du Danemark, de Suisse et bien sûr la BCE (depuis juin 2014) ont mis en place des taux négatifs. Toutefois là aussi la prudence est de mise, autant chez les clients que chez les professionnels de la finance.
Les taux négatifs constituent à plusieurs égards une anomalie économique, et au cours des dernières décennies très peu de cas ont pu être recensés. Encore récemment il était difficile de penser que la baisse des taux d’intérêt entamée en 2009 pourrait se poursuivre « en territoire négatif ». Il s’agit pourtant d’une réalité avec laquelle il va falloir composer pendant sans doute plusieurs années encore. Destinée à encourager la distribution de crédits par les banques, cette mesure voit son opportunité et son impact macro-économique faire l’objet de discussions passionnées entre experts et les rapports d’institutions officielles se multiplient.
Il s’agit surtout ici de savoir comment les banques peuvent être impactées. Notons tout d’abord, en considérant le cas de la zone euro, que la décision de la BCE d’appliquer des taux négatifs sur les dépôts overnight des banques (-0,1 pour cent en juin 2014, -0,4 pour cent depuis le 10 mars dernier) a contaminé le marché monétaire dans son ensemble. Ainsi, le taux au jour le jour (EONIA) et ceux de l’EURIBOR, toutes échéances confondues, sont rapidement passés en négatif. Plus inattendu, plusieurs taux longs (au-delà d’un an) en particulier ceux des emprunts des États les plus sûrs, sont également devenus négatifs. Les investisseurs doivent donc aujourd’hui payer pour pouvoir prêter à la France ou à l’Allemagne pour des durées inférieures à cinq ans. Selon Bloomberg, à la fin février 2016 quelque 7000 milliards de dollars d’obligations d’Etat dans le monde affichaient des rendements négatifs, soit le quart de l’encours !
S’agissant de taux d’intérêt, les établissements bancaires dont la rentabilité est principalement fondée sur une marge d’intermédiation sont logiquement les plus touchés. C’est le cas notamment des « banques universelles », qui exercent une large palette de métiers bancaires, avec en réalité une place dominante du retail banking. Ces établissements se caractérisent à la fois par l’importance dans leur bilan des dépôts et des prêts de la clientèle et par le poids de la marge d’intermédiation dans leurs revenus. Ainsi, au Luxembourg, à la BCEE les prêts pèsent 45 pour cent de l’actif et les dépôts 63 pour cent du passif de la banque, tandis que la marge d’intérêt frôle les deux tiers (63,6 pour cent) de son produit net bancaire. À la BGL BNP Paribas, la proportion est de 67 pour cent (comptes non consolidés) pour une structure de bilan comparable. Pour ces banques c’est au niveau du compte de résultat que l’impact de taux négatifs serait le plus sensible, ne faisant en réalité que prolonger une tendance déjà à l’œuvre depuis plusieurs années.
Du côté des produits, la répercussion sera quasi-immédiate sur les crédits à taux variables et, concurrence oblige, très rapide sur les taux d’intérêt fixes appliqués aux prêts aux entreprises et aux ménages : d’ores et déjà, il est possible d’emprunter pour acheter un logement à un taux nettement inférieur à deux pour cent. Les banques espèrent cependant que, la baisse des taux encourageant les acquisitions, elles pourront compenser leur érosion par des volumes plus élevés.
Du côté des charges, c’est-à-dire des intérêts payés sur les dépôts des clients, l’application de taux négatifs est en revanche soit impossible pour des raisons légales (l’épargne à taux réglementés est très importante dans certains pays) soit irréalisable commercialement. Si les taux de rémunération vont inéluctablement baisser, ils ne diminueront pas autant que les taux appliqués aux crédits. Ainsi, selon la Banque de France, la rémunération moyenne des dépôts est en nette baisse sur un an (0,89 pour cent en février 2016, contre 1,12 pour cent en février 2015) mais les taux offerts « restent largement supérieurs aux taux du marché ».
Les banques de détail sont donc prises dans un effet de ciseaux très délétère pour leur profitabilité, une situation qu’elles jugent suffisamment durable pour s’engager à la fois dans une politique d’augmentation de leurs commissions (sur la gestion des comptes, les moyens de paiement ou l’assurance) et dans des réductions de coûts (compressions de personnel et diminution du nombre d’agences, notamment). Les experts s’accordent néanmoins sur le fait que la stratégie de non-répercussion sur les dépôts ne vaut que tant que la « négativité » des taux de la banque centrale et des marchés n’a pas atteint un certain seuil, très difficile à estimer.
En Suisse, où la Banque Nationale applique aux banques depuis janvier 2015 un taux très pénalisant de -0,75 pour cent, celles-ci l’ont répercuté presque immédiatement à leurs clients institutionnels et même à certains gros clients privés mais seule la Banque Alternative Suisse a osé le faire pour l’ensemble de ses clients particuliers (-0,125 pour cent jusqu’à 100 000 francs et -0,75 pour cent au-delà). Car si les banques craignent pour leur rentabilité elles redoutent aussi de voir se déformer la structure de leurs dépôts. Les ménages suisses ne sont pas rués sur les coffres-forts comme les Japonais mais on observe chez eux une nette propension à conserver du cash chez eux (un million de francs en billets de mille CHF représente une pile de dix centimètres seulement), et même certaines caisses de pension pourraient se laisser tenter.
Autre tendance marquée : les clients à la recherche de rendements convenables se tournent de plus en plus vers les biens réels comme l’immobilier (d’autant plus intéressant que le taux des crédits baisse), l’or, voire même les fameux « placements atypiques » comme le vin, les voitures de collection, les montres et les objets d’art, très en vogue actuellement.
Concernant les placements financiers, l’épargne bancaire (livrets, comptes à terme) devient de moins en moins intéressante, surtout si elle finit d’une manière ou d’une autre par être ponctionnée. Les clients des banques préfèreront investir leurs actifs sur les marchés financiers, en direct, par le biais de fonds ou par celui de contrats d’assurance-vie, mais à condition d’accepter un risque plus élevé et sans d’ailleurs aucune garantie d’échapper aux taux négatifs (lire encadré).
Dans tous les cas de figure (conservation de cash, investissements en biens réels ou en titres) les banques risquent de voir sérieusement s’éroder leur « base de dépôts bancaires » et donc leur capacité ultérieure à prêter, au moment même où les ratios prudentiels leur imposent d’améliorer leur liquidité. Elles se trouvent prises entre le souci d’aider leurs clients à échapper ou à s’adapter à une situation totalement inédite en termes de placements et leurs propres intérêts financiers et stratégiques.
A priori les banques engagées en gestion privée sont moins concernées, puisque leur rentabilité est davantage fondée sur de commissions nettes que sur une marge d’intermédiation : environ les deux tiers du produit net bancaire à la KBL epb (comptes consolidés) et plus de 80 pour cent chez Edmond de Rothschild-Europe. Néanmoins, ces commissions pourraient être orientées à la baisse car elles sont en grande partie proportionnelles aux avoirs des clients, eux-mêmes affectés par des rendements faibles ou négatifs. D’autre part, et bien que leurs modèles d’affaires soient très variés, ces banques seront elles aussi directement touchées par les taux négatifs en tant qu’investisseuses. Elles détiennent à l’actif de leurs bilans des portefeuilles de plus en plus importants de valeurs mobilières (notamment à revenu fixe, pour des raisons réglementaires), et tirent une part croissante de leur rentabilité de la perception d’intérêts, de dividendes et de plus-values sur la valorisation ou la cession de titres.
Ainsi à la Société Générale Bank & Trust en 2014, les dividendes et les résultats sur opérations sur titres ont représenté 57,5 pour cent du Produit Net Bancaire. Il faut ajouter à cela que la banque a perçu d’importants intérêts sur titres de dette (inclus dans la marge sur intérêts) et que la plus grande part des commissions ne vient pas des opérations avec la clientèle. Même tableau à la KBL epb avec plus de la moitié des intérêts perçus provenant d’actifs financiers et où un tiers des commissions est issu de transactions sur valeurs mobilières. Une situation à vrai dire assez répandue, même hors gestion privée : à la BGL BNP Paribas, où le portefeuille d’obligations représente près de vingt pour cent de l’actif, les revenus sur valeurs à revenu fixe atteignent 31 pour cent de la marge d’intérêts. On peut donc conclure que dans l’ensemble du secteur bancaire la rentabilité dépend de plus en plus d’activités financières non liées à la clientèle et susceptibles d’être affectées directement ou indirectement par des taux négatifs.