L’année qui s’achève aura été celle du centenaire de l’Organisation internationale du travail (OIT), célébrée tout au long de 2019 par diverses manifestations et publications, notamment une « Déclaration du centenaire de l’OIT pour l’avenir du travail » publiée en juin. L’OIT est une création du traité de Versailles, signé le 28 juin 1919. La justice sociale et de bonnes conditions de travail étaient alors considérées comme essentielles pour assurer la paix en évitant les conflits sociaux. Dès le début de 1919, les représentants de neuf pays – Belgique, Cuba, États-Unis, France, Italie, Japon, Pologne, Royaume-Uni et la toute nouvelle Tchécoslovaquie – avaient rédigé le préambule de la Constitution de l’OIT et à peine quatre mois plus tard, se tenait à Washington la première conférence internationale du travail , à l’issue de laquelle fut adoptée la « convention n°1 ». Le texte a consacré le principe de la journée de travail de huit heures. Jusque-là seuls quatre pays (Cuba, Panama, Uruguay et Equateur) avaient adopté des lois pour limiter la durée du travail quotidien.
En prévision des célébrations, l’OIT avait lancé dès 2015 « l’initiative du centenaire sur l’avenir du travail », avec notamment la création en 2017 d’une commission mondiale sur l’avenir du travail, composée de 27 membres, tous des figures éminentes du monde de l’entreprise, de l’université, des syndicats, des gouvernements et des ONG. Elle a remis le 22 janvier 2019 un rapport considéré comme historique pour « la poursuite de la justice sociale au 21e siècle ». Ce document, soumis à la session du centenaire de la 108e conférence internationale du travail en juin 2019, est l’aboutissement d’un travail réalisé pendant quinze mois, qui décrit entre autres les défis liés aux nouvelles technologies, au changement climatique et à la démographie. Selon ses auteurs, l’intelligence artificielle, l’automatisation et la robotique vont provoquer des pertes d’emploi du fait de l’obsolescence des compétences. Cependant, ces mêmes avancées technologiques, ainsi que « l’écologisation » des économies, vont également permettre de créer des millions d’emplois. À condition de saisir ces nouvelles opportunités, car « rien ne se produira tout seul », ni en termes de créations d’emplois, ni d’amélioration de la qualité de la vie professionnelle, ni de réduction des inégalités de toutes sortes.
De ce fait, la commission mondiale de l’OIT sur l’avenir du travail exhorte les gouvernements à prendre des mesures « afin de relever les défis liés aux transformations sans précédent à l’œuvre dans le monde du travail » et émet dix recommandations parmi lesquelles figurent la mise en place d’une garantie universelle de droits et de rémunération pour les travailleurs, d’une protection sociale de la naissance au troisième âge, d’un droit à l’apprentissage tout au long de la vie et un programme en faveur de l’égalité hommes-femmes.
Initiative sans rapport avec le centenaire de l’OIT, mais révélatrice de l’intérêt porté à ces questions, le rapport de l’OCDE sur les Perspectives de l’emploi publié en avril 2019 était consacré à « L’avenir du travail ». Il n’est pas très engageant, car « si le nombre d’emplois n’est pas nécessairement voué à diminuer, leur qualité pourrait se détériorer et les disparités entre travailleurs s’aggraver ». Selon le chef de la division Emploi et Revenus à l’OCDE, Stéphane Carcillo, « l’un des principaux risques est la disparition à venir d’un certain nombre d’emplois qui pourraient être automatisés ». Et dans les autres emplois « les tâches vont beaucoup changer dans les années à venir, pas seulement dans l’industrie mais aussi dans les services ». En moyenne, dans les quinze à vingt prochaines années, quatorze pour cent des emplois, soit un sur sept, sont exposés à un risque élevé d’automatisation et 32 pour cent pourraient être profondément transformés. Cette tendance est plus marquée dans certains pays comme la France par exemple, où l’automatisation menace 16,4 pour cent des emplois.
L’OCDE pointe également un effet de polarisation, aux deux extrémités du monde du travail. En raison des progrès technologiques, « la part des emplois peu qualifiés et surtout des emplois hautement qualifiés a augmenté ». En revanche, celle des emplois moyennement qualifiés a accusé un net recul. En France, par exemple, depuis vingt ans, la proportion d’emplois peu qualifiés a augmenté de quatre points, et celle l’emploi hautement qualifié de huit, tandis que celle de l’emploi moyennement qualifié a corrélativement diminué de douze. C’est une transformation plus marquée qu’en Allemagne ou aux États-Unis et qui va se poursuivre. La raréfaction, et parfois la disparition, des emplois de la classe moyenne a fortement contribué au sentiment d’un déclassement irréversible, de sorte que la polarisation de l’emploi se traduit aussi par une polarisation sociale et politique, très sensible dans de nombreux pays d’Europe.
Au sein des pays membres, l’emploi s’est précarisé. Un actif sur sept a un statut d’indépendant (ou plutôt de « faux indépendant ») et un sur neuf est salarié avec un contrat temporaire. Ces « travailleurs atypiques », catégorie qui comprend aussi les personnes à temps partiel ou exerçant sur des plates-formes téléphoniques, n’ont pas accès au même niveau de protection sociale et de droits à la retraite. Selon le rapport, ils ont quarante à cinquante pour cent de chances en moins d’avoir une garantie de ressources quand ils seront au chômage, et sont moitié moins syndiqués que les autres salariés. Dans certains pays, le système d’assurance-chômage finit par avoir des effets pervers, car il encourage aussi bien les employeurs que les salariés à recourir à des contrats courts.
Comme l’OIT, l’OCDE considère que face aux défis posés par la transformation du monde du travail, « l’avenir du travail dépendra en grande partie des choix de politiques publiques opérés par les pays ». Pour les deux organisations, un axe essentiel est la formation. Il y a beaucoup à faire dans ce domaine, sachant que par exemple six adultes sur dix n’ont pas les compétences de base en technologies de l’information et de la communication (TIC) ou aucune expérience en informatique.
Seuls 41 pour cent des adultes suivent une formation professionnelle chaque année dans les pays développés, selon un rapport publié en février dernier, mais une bonne partie n’est pas satisfaite des cursus suivis. De plus, les dispositifs existants profitent surtout à ceux qui en ont le moins besoin. Ainsi soixante pour cent des personnes très qualifiées bénéficient de formations, contre à peine vingt pour cent des peu qualifiées ! De même les salariés permanents à temps plein y accèdent plus facilement que les indépendants (59 pour cent contre 35), tout comme ceux dont les métiers sont faiblement menacés par l’automatisation : soixante pour cent contre 35 pour cent de ceux pour lesquels le risque est élevé et qui auraient le plus besoin d’appuis pour se reconvertir !
Ceux qui ne suivent aucun cursus (48 pour cent) indiquent « qu’aucune formation ne leur convient, qu’ils ne sont pas motivés ou qu’ils sont découragés par les obstacles à surmonter ». Parmi les onze pour cent qui souhaitent se former, les raisons invoquées sont principalement le manque de temps lié aux obligations professionnelles ou familiales, suivi du manque de moyens financiers, d’horaires ou de lieux de formation inadaptés et du manque de soutien de part de l’employeur. Parmi les publics qui n’ont pas accès à la formation, les adultes peu qualifiés sont surreprésentés, au côté des personnes actives les plus âgées, des travailleurs à bas salaires et des intérimaires. Les experts de l’OIT et de l’OCDE mettent de grands espoirs dans les nouvelles technologies, qui facilitent la formation à distance, qui touche déjà 19 pour cent des adultes en moyenne dans les pays développés.