Le nouvel adhérent « J’ai pris un membre ! Un tout jeune ! » La déléguée du personnel Antonia Do Rosário Santos est ravie. Nous nous trouvons à la Belle Étoile, sous les lumières fluorescentes d’un long couloir souterrain qui mène aux vestiaires et à la cantine du personnel. Un employé vient de remplir sa fiche d’adhésion. Il s’excuse : « J’ai pas le temps, j’ai seulement vingt minutes de pause. » Puis d’expliquer que c’est son épouse qui l’a motivé à prendre sa carte : « L’OGBL l’a bien défendue contre son ancien patron. Et avec tous les problèmes chez Cactus maintenant… » L’OGBL est souvent considéré comme un Automobile Club des relations sociales : On y cotise pour s’assurer les services, surtout juridiques.
Il y a deux semaines, l’OGBL distribuait des tracts à des centaines de caissières, vendeurs et ouvriers à la Belle Étoile. Trois délégués du personnel, accompagnés de deux permanents de la centrale syndicale, saluent leurs collègues, en recueillent les doléances, distribuent des cartes de visite. (Seul un employé aura refusé le tract : « Je suis en période d’essai ».) « Il faut nous appeler plus souvent pour qu’on puisse en parler aux réunions [avec la direction], dit un délégué. On ne donne jamais de nom. » Les échanges sont fugaces mais cordiaux, farceurs parfois. « On travaille comme on est payés : mal ! », s’exclame un ouvrier. « Ça fait 32 ans que je suis à l’OGBL et je n’ai toujours pas ma veste », lance un autre quand il aperçoit les délégués aux anoraks rouges estampillés OGBL. « Pas de cadeaux de fin d’année, pas de stylos ? Rien dans les poches qui traîne ? », s’enquiert une ouvrière. (Les permanents lui offrent un petit calendrier OGBL.)
On commère sur tel chef de rayon, on s’enquiert sur un collègue, mais on relate également les problèmes. L’ambiance parmi le personnel à la Belle Étoile semble maussade et la mobilisation autour d’une nouvelle convention collective permet de cristalliser les frustrations. Les négociations sont dans l’impasse, l’Office national de conciliation saisi, le bras de fer engagé. Mais les salariés rencontrés évoquent très peu l’évolution des carrières, pourtant l’objet des négociations menées entre syndicats et direction. Ce sont les heures de travail qui se trouvent au centre des préoccupations et qui sont le thème récurrent de presque toutes les conversations : « On est débordés » ; « On n’est jamais avec les enfants » ; « Je ne veux même pas savoir ce que ce sera pour les fêtes ». Un ouvrier rencontré dans le stock annonce qu’il vient de démissionner : « C’est moi, la 87e démission de la Belle Étoile depuis le début de l’année ». Après 18 années passées chez Cactus, il vient d’accepter une offre d’emploi de la part d’un fournisseur. Il évoque une « prise de tête » avec son supérieur hiérarchique « à cause des horaires » : « Pendant dix jours, je n’avais pas vu mon gamin. »
« Optimum », le nouvel algorithme génère les plages horaires en corrélation avec la fréquentation du magasin. Froidement, disent les syndicats ; sans favoritisme, dit la direction. Lancé en 2018 en phase test à la Belle Étoile, le système de planification y a surtout provoqué l’acrimonie. Les horaires, se plaignent les syndicats, auraient été ultra-flexibilisés, mettant les salariés – souvent des femmes, frontalières et monoparentales – devant d’insolubles défis logistiques. (Contactée par le Land, la direction de Cactus n’a pas voulu s’exprimer tant que les négociations sont toujours en cours.)
Le héros de l’OGBL Aux nouveaux salariés, Patrick Ourth se présente de manière quelque peu alambiquée : « Je suis le président de la délégation, élu six fois de suite ». Une vendeuse attablée dans la cantine se moque gentiment en faisant un geste de grande révérence. Ourth a commencé à travailler au rayon fruits et légumes en 1986, à l’âge de 17 ans. Élu délégué des ouvriers en 1993, il devient délégué libéré en 2003, puis président de l’ensemble de la délégation du groupe en 2008. Il porte aujourd’hui l’auréole de sa mise à pied décrétée en 2009 par un ancien directeur des ressources humaines qui avait considéré un courrier du délégué Ourth comme « hautement irrespectueux, calomnieux et injurieux ». En 2013, la Cour d’appel condamnait Cactus à réintégrer le président de la délégation. Après 42 mois en exil, Ourth fit un retour triomphal dans l’entreprise.
Avec 80 pour cent aux dernières élections sociales, Cactus est devenu un bastion de l’OGBL. Depuis l’arrêt Ourth, les délégués y disposent d’une liberté de mouvement quasi totale, « impensable » dans les autres supermarchés. Ils poussent leur action de tractage jusqu’aux entrailles de la Belle Étoile : le stock, la section des fruits, la chaîne d’emballage, les quais à camions. Mardi dernier, Patrick Ourth répétait inlassablement le même mot d’ordre : « On a besoin de soldats. Sans vous, on ne fait rien du tout. » L’OGBL mobilise ses troupes en vue d’un « piquet de protestation mobile » le 14 décembre devant les hypermarchés. Pour diffuser le message, le syndicat a posté des vidéos sur Youtube, dont la dernière a été partagée à 188 reprises sur Facebook. « Beaucoup de frontaliers ne lisent pas la presse luxembourgeoise », explique Ourth en aparté.
Saul Alinsky à la Belle Étoile David Angel, le nouveau secrétaire central en charge du secteur du commerce, se retrouve à réexpliquer des dizaines de fois les modalités techniques de la procédure de conciliation aux salariés de Cactus : « Il faut attendre seize semaines, après on a le droit de grève. » Il avoue que « quatre mois, c’est sacrément long pour maintenir la pression ».
Âgé de trente ans, physique baraqué, barbe noire et cheveux rasés, David Angel a gravi les échelons de l’OGBL avec une étonnante rapidité : embauché en mars 2018, il est élu secrétaire central en septembre 2019. Un exemplaire du Code du travail traîne sur son bureau au troisième étage de la Maison du peuple, boulevard Kennedy à Esch-sur-Alzette. Sur les murs, Angel a suspendu une écharpe de La Horda Frénétik. Il est membre de ce club de supporters « ultras », antiraciste et gauchiste, du FC Metz, ville qu’habite le jeune frontalier luxembourgeois avec sa compagne et sa fille. Dessous, une plaquette commémorative, décernée par la Unió Sindical Obrera de Cataluña à son grand-père maternel, qui jusqu’à sa mort passait tous les matins dans sa centrale syndicale à Barcelone.
Angel explique vouloir « faire escalader graduellement » les modes d’actions. Il compte appuyer là où ça fait mal. La prochaine étape serait donc de viser les clients. C’est-à-dire exactement ce que la direction veut éviter. Cactus se targue de sa proximité avec les paysans luxembourgeois et de son paternalisme envers ses salariés. Un piquet devant ses hypermarchés serait donc du plus mauvais effet, surtout à quelques jours de Noël. Angel dit s’être inspiré des livres de Saul Alinsky (1909-1972) qui avait théorisé les notions de « community organizing » et d’« empowerment » aux États-Unis. La méthode préconisée par l’activiste de Chicago est aussi radicale que pragmatique : analyser l’adversaire et en identifier les vulnérabilités, le déstabiliser en le prenant à contre-pied.
Partie de poker Une tactique qu’on retrouve également dans une des deux revendications principales du syndicat : celle que les chauffeurs de poids lourds soient reclassés dans le barème du personnel qualifié. L’importance donnée à une question concernant à peine 80 salariés (sur un total de 3 200 personnes couvertes par la convention collective) peut surprendre. Or si les camionneurs entraient en grève, les 24 supermarchés Cactus seraient coupés de leur approvisionnement, asséchés en quelques jours. Considéré d’un point de vue logistique, une petite centaine de salariés suffirait donc à bloquer le troisième employeur du pays. David Angel décrit les camionneurs comme « très excités ». Il peinerait à contenir leur impatience de bloquer la centrale de distribution au Windhof.
Mais les négociations pour une nouvelle convention collective sont un jeu de poker avec sa part de bluff. Autrement dit : une grève reste très improbable. C’est que la convention collective de Cactus compte comme la plus avantageuse dans le secteur. Et puis, on finit généralement par s’arranger au Luxembourg. L’été dernier, l’OGBL avait mené et remporté une grève dans le secteur des soins. Mais la facture de la victoire syndicale fut réglée par l’État. Faire plier le capital, c’est une autre paire de manches. Il y a cinq ans, l’OGBL n’avait ainsi pas réussi à atteindre le quorum (75 pour cent des membres) requis pour lancer une grève chez Arcelor-Mittal ; une humiliation – d’ailleurs largement occultée par la direction syndicale – dans son fief historique. À force d’évoquer la menace de la grève, l’OGBL court donc le risque de rejouer la fable du Garçon qui criait au loup, « mais pas un villageois ne bougea... ‘Encore une vieille farce !’ dirent-ils tous ».
Mais alors que la tripartite – qui avait également été un puissant dispositif de démobilisation – se trouve à l’agonie, les syndicats sentent de manière confuse qu’ils auront à se réinventer. Les appels aussi solennels que pathétiques à la paix sociale lancés à l’adresse de l’Union des entreprises luxembourgeoises indiquent que le « syndicat n°1 » est déboussolé, en quête d’une nouvelle stratégie. Assagi par des décennies de syndicalisme assis, l’OGBL semble inquiet à l’idée d’abandonner sa traditionnelle guerre de position (la Tripartite avec ses tranchées délimitées et sa lourde superstructure) au profit d’une nouvelle guerre de mouvement, qui risquera de dévoiler sa faiblesse. Mais comme l’avait noté Gramsci dans ses Cahiers de prison : « La vérité est qu’on ne peut pas choisir la forme de guerre qu’on veut ».
Erschließungsgewerkschaft En quinze ans, le taux de syndicalisation (mais non le nombre absolu de membres) est tombé de plus de quarante à trente pour cent. Alors que quelque 10 000 nouveaux emplois sont créés tous les ans au Luxembourg, la part des cotisants se dilue. Pour endiguer cette érosion, l’OGBL est condamné à conquérir de nouveaux secteurs. Et avec un taux de 25 pour cent de syndiqués et soixante pour cent de délégués du personnel qui ne sont pas affiliés à un syndicat, le commerce semble un laboratoire idéal pour mettre en pratique de nouvelles méthodes de recrutement.
Si l’OGBL est solidement implanté dans la grande surface (avec des majorités très confortables chez Cactus, Auchan, Match et Naturata) et les multinationales du textile (Zara, H&M, C&A), il existe un vaste no man’s land syndical. Pour la multitude de quelque 1 500 sociétés actives dans le commerce, Angel évoque la possibilité de fédérer des « structures semi-autonomes ». Du community organinzing, il a retenu l’idée qu’il faut être près de la base et ne pas se contenter de passer uniquement par des relais. On devrait commencer par identifier « ces détails qui font beaucoup de différence ». Il cite l’exemple d’un grand magasin de textile dont la direction avait proposé d’allonger les heures d’ouverture de trente minutes, ce que, légalement, elle était autorisée à faire. « Les salariées ont fait savoir qu’elles n’étaient pas d’accord et qu’elles allaient s’y opposer par tous les moyens. La direction a vite retiré l’idée. Lors des réunions, certaines personnes ont pleuré : ‘Vous désorganisez toute ma vie privée, je vais rater mon train, le petit devra rester une heure de plus chez la nounou…’ Ce fut un vrai exutoire, un succès qui a repolitisé les gens. »
« Comme un Témoin de Jéhovah » Dans Reveille for Radicals (1946), Alinsky évoque « l’infinie patience » nécessaire au travail d’implantation dans une communauté. À commencer par le repérage des « meneurs locaux ». « Au début, c’est vraiment un travail emmerdant. On se sent comme un Témoin de Jéhovah », dit Angel. Débarquer dans une entreprise, aborder les employés, leur demander s’ils sont membres de l’OGBL – voire s’ils connaissent le syndicat –, dans l’espoir d’identifier « les gens intéressants ». « Ce ne sont pas forcément ceux qui ont la grande gueule ou ceux qui jouent au Mega-Revoluzzer. Ce sont plutôt des piliers de l’entreprise. Des gens appréciés et respectés, qui ont une ligne et dont les collègues savent qu’ils ne vont pas tout répéter. »
En mars 2018, quand Angel commençait à travailler pour l’OGBL, le défi était de trouver des candidats pour les élections sociales qui allaient se tenir une année plus tard. Avec seulement trois permanents et demi pour couvrir un vaste secteur éparpillé, l’OGBL choisit de se concentrer sur les entreprises comptant plus de 250 salariés, le nouveau seuil à partir duquel la délégation du personnel a droit à un délégué libéré à plein temps. Au début, il faudrait veiller à faire « profil bas », éviter les directeurs, ne pas être « trop offensif ». Angel parle d’un « travail pour dissiper la peur » dans un secteur avec peu de traditions syndicales et politiques.
Pour les quatre années prochaines, l’OGBL s’est fixé comme objectif de rentrer chez les hard discount Lidl et Aldi. (Bizarrement, la délégation d’Aldi est affiliée à Aleba ; ce serait plus le fruit du hasard que d’une stratégie, fait-on savoir à la centrale du syndicat des employés de banque.) En amont des dernières élections sociales, David Angel avait une première fois sondé le terrain chez Lidl. Face à la difficulté d’entrer en contact avec des employés « hyper-stressés et sous surveillance vidéo », ce fut une exploration « très undercover », admet-il, voire assez maladroite. Le secrétaire central finit par acheter un chewing-gum. Alors qu’il payait, il passa un tract à la caissière, en contrebande.
New Kids on the Block Ancien rédacteur au Woxx, David Angel fait partie d’une nouvelle génération de permanents recrutés par l’OGBL ces dernières années. Beaucoup parmi eux sont issus du journalisme, comme Michelle Cloos (Tageblatt), Olivier Landini (Quotidien), Paula Telo Alves ou José Correia (Contacto). La génération actuellement aux commandes, recrutée à l’ère Castegnaro, est sur le départ, à commencer par le président André Roeltgen et son fidèle lieutenant Nico Clement.
Quand on lui demande ce qui l’a le plus surpris dans son nouveau travail, Angel répond : « Comme beaucoup de gens de gauche, j’ai toujours pensé en termes de base qui est radicale et de bureaucratie [syndicale] qui bloque. En fin de compte, c’est souvent – mais pas toujours – l’inverse. Souvent, c’est la structure qui doit pousser. »
La famille
Cactus est un des principaux annonceurs publicitaires, sponsorise des événements sportifs, remet des chèques géants aux bonnes œuvres, affiche sa proximité avec les agriculteurs locaux. « Oui nous voulons faire du bénéfice », mais « nos engagements sociaux, ça vient du cœur », disait son directeur Laurent Schonckert lors d’une conférence il y a deux mois. Les bénéfices engrangés par Cactus SA ces dernières années ont été conséquents : 34 millions d’euros en 2013, 35 millions en 2014, 31 millions en 2015, 30,5 millions en 2016, 32 millions en 2017, 40 millions en 2018. (Ces millions remontent vers Betsah Invest SA – « œuf » en hébreu –, la société-mère et holding familiale de la discrète et austère famille Leesch.)
Cela semble beaucoup et peu à la fois, comparé à un chiffre d’affaires qui s’élevait à 777 millions d’euros en 2018. Interrogé par Radio 100,7 en février 2017, Laurent Schonckert avait évoqué le milliard d’euros comme « la carotte dans l’air » à rattraper « à court ou à moyen terme ». (Quelques mois plus tard, sur les ondes de RTL Radio, il précisera l’horizon temporel : « Deux à trois prochaines années » pour atteindre l’objectif financier. Or, comparée à l’explosion démographique, la progression du chiffre d’affaires de Cactus aura finalement été assez lente. Depuis 2008, il n’a augmenté « que » de cent millions d’euros.
La concurrence est rude, la nervosité règne. Les chaînes de supermarchés se livrent une guerre territoriale. Il s’agit d’occuper un maximum d’emplacements, en attendant que les prévisions démographiques se réalisent et finissent par rattraper la suroffre. Tandis qu’Auchan s’est implanté au Kirchberg et au Ban de Gasperich, Delhaize à Belval, au Royal-Hamilius et au pied de la tour de luxe Infinity, Cactus a préféré ne pas investir ces sites emblématiques du « nouveau Luxembourg ».
Cactus, le Migros luxembourgeois, semble perdre des parts de marché. En 2017, TNS-Ilres l’avait placé en tête du classement avec 76 pour cent des sondés déclarant y faire leurs courses, suivi par Delhaize (41 pour cent), Auchan (39), Aldi (38), Lidl (36) et Match (32). L’empire Leesch reste une société à part. Entreprise familiale, le personnel y a une ancienneté – atypiquement – élevée. Sa somptueuse fête du personnel, organisée chaque printemps sous un gigantesque chapiteau au Windhof, est un événement majeur. C’est souvent la première fois que les employés aperçoivent leurs collègues hors uniforme. Beaucoup de couples s’y sont formés, contribuant à une endogamie d’entreprise. bt