L’historien suisse Thibaud Giddey (31 ans) vient de soutenir sa thèse de doctorat à l’Université de Lausanne il y a deux mois. Intitulée « Surveiller et servir » et longue de 700 pages, elle analyse la régulation des banques en Suisse entre 1914 et 1971.
d’Land : Après la publication des « Panama papers », de nombreux avocats d’affaires et banquiers plaidaient pour plus de relativisme historique : juger les pratiques du passé à l’aune des normes morales et politiques d’aujourd’hui, ce serait commettre un anachronisme. En tant qu’historien de la finance, cette ligne d’argumentation vous convainc-t-elle ?
Thibaud Giddey : L’avertissement méthodologique à la base de cette réflexion me paraît tout à fait fondé ; la mise en garde contre l’anachronisme fait d’ailleurs partie du bagage intellectuel de tout historien. Cependant, il repose sur une conception fausse du rôle de l’histoire et de l’historien. Il ne s’agit pas d’émettre un jugement moral sur les pratiques observées, mais de comprendre les origines de ces pratiques, de les resituer dans un contexte particulier et d’en analyser les conséquences. De plus, les partisans de ce « relativisme historique » se fourvoient aussi en partie en adoptant une conception idéalisée d’un passé relativement lointain qu’ils se représentent comme nécessairement plus consensuel et moins polémique que la période plus récente. Or, les pratiques incriminées remontant aux deux premiers tiers du XXe siècle ont également nourri des débats politiques au moment de leur adoption ; c’est justement à l’historien que revient la tâche de mettre à jour ces discussions historiques dans le contexte de leur production.
Dans votre thèse vous identifiez une « remarquable capacité des banquiers à imposer un cadre réglementaire qui leur est favorable, avec la complicité passive d’un superviseur des banques timoré et impuissant ». Pour vous, la théorie de « capture régulatoire » (par exemple grâce au lobbying) ne suffit donc pas pour saisir le phénomène…
En analysant le processus d’élaboration de la loi sur les banques en Suisse, j’ai en effet pu constater que les banquiers sont organisés dans un groupe d’intérêts très puissant et influent, l’Association suisse des banquiers, et qu’ils interviennent à un stade très précoce de la discussion des projets de loi. Je préfère utiliser le terme d’« associations d’intérêts » plutôt que celui de « lobby ». Le concept de lobbying ne fonctionne pas bien dans le cadre de la politique économique suisse. Il présuppose une pression venant de l’extérieur, alors qu’en Suisse les milieux bancaires sont étroitement intégrés dans les sphères de décision et parfois organiquement liés aux instances étatiques. De même, la théorie de la « regulatory capture », qui désigne le phénomène par lequel une régulation est détournée de l’intérêt commun vers les intérêts particuliers de l’industrie régulée, n’est pas parfaitement opératoire dans le cas étudié. Les élites administratives en charge de la régulation des banques en Suisse – considérées théoriquement comme défendant les intérêts de la collectivité – ne sont pas corrompues par des lobbyistes externes ayant une influence sournoise. Le cas de la régulation bancaire en Suisse montre qu’il est souvent très délicat de délimiter des frontières rigides et d’opposer les représentants des pouvoirs publics et ceux des intérêts privés.
Quelle était la conscience professionnelle de ces fonctionnaires réduits à l’impuissance ? Comment décririez-vous leur « Selbstverständnis » ?
Je crois que la conscience professionnelle des superviseurs bancaires était très développée. Le faible impact des rares interventions de la Commission fédérale des banques n’est pas dû à un manque de professionnalisme de ses membres. Au contraire, les superviseurs cherchaient à garantir une stricte application des normes légales inscrites dans la loi sur les banques. Mais dans cette rigueur se situait aussi le défaut des actions entreprises : en effet, l’autorité de régulation et ses membres se limitaient aux maigres compétences que leur donnait la loi, avec une attitude timide et un juridisme étroit. La faiblesse de son activité est aussi imputable à ses dimensions et à ses moyens très modestes. Jusqu’en 1966, la Commission fédérale des banques compte quatre à six employés à plein temps, tandis que la place bancaire suisse s’établit à la fin des années 1960 comme la troisième place financière mondiale derrière New York et Londres.
Quant à la perception de soi des superviseurs, je dirais qu’elle évolue vers une identité ambivalente. D’une part, les fonctionnaires de la surveillance bancaire sont conscients qu’ils doivent assurer la sécurité des déposants et des créanciers bancaires, d’autre part ils identifient aussi – consciemment ou non – un second objectif qui est de favoriser les possibilités de profit et d’expansion du secteur bancaire. Il y a donc une forte cohésion de vues entre les régulateurs et les régulés, qui proviennent des mêmes milieux et naviguent, au cours d’une même carrière, entre différents rôles à coloration tantôt publique, semi-publique ou privée.
Vous mobilisez le concept de « quiet politics » pour expliquer la mainmise du secteur bancaire sur l’élaboration de la régulation. En creux, le succès du lobby bancaire implique donc l’échec de la société civile et de la presse à générer un débat public ?
Le concept de « quiet politics », développé par le politologue Pepper D. Culpepper, renvoie à l’idée selon laquelle les représentants d’un secteur économique privé parviennent mieux à imposer leurs préférences dans un contexte de discussions confidentielles entre experts que dans un débat politique public et ouvert. Le cas de la surveillance bancaire en Suisse en fournit un parfait exemple. À de nombreuses reprises, on observe que la plupart des acteurs qui prennent part aux décisions en tant qu’experts cherchent à éviter que des discussions sur la régulation s’engagent dans des espaces plus ouverts, comme le parlement et la presse. Ce phénomène explique en partie pourquoi la loi sur les banques de 1934, qui souffre pourtant de nombreux défauts reconnus par les banquiers eux-mêmes, n’est pas modifiée formellement avant 1971. Les milieux bancaires craignent que le débat politique soulève des points délicats et que l’on aboutisse à un résultat défavorable.
Mais cette longévité est aussi due à un autre facteur, qui explique également la difficulté à générer un débat public : la place bancaire suisse ne connaît pas de faillites retentissantes qui débouchent sur d’importantes pertes subies par des déposants et des épargnants pendant la période étudiée. La prospérité du secteur engendre à la fois un renforcement des législations en vigueur et un certain désintérêt du public pour des questions de régulation que les initiés se plaisent à présenter comme techniques et complexes.
De nombreux banquiers regrettent le bon vieux temps de l’« autorégulation ». Comment cette surveillance privatisée fonctionnait-elle ? Quel était son degré d’efficacité ?
Je serais plus prudent sur le diagnostic consistant à voir l’autorégulation comme un phénomène ancien et une pratique révolue. À mon avis, malgré l’alourdissement des normes réglementaires qui régissent les activités financières, les pratiques d’autorégulation internes aux acteurs financiers subsistent et coexistent. Leur importance, aujourd’hui encore, ne doit pas être négligée. La régulation bancaire privatisée fonctionnait selon une surveillance indirecte. La législation créait une minuscule agence étatique dont le rôle était essentiellement d’enregistrer les arrivées et départs de banques, et de recueillir certaines informations sur des cas problématiques. Entre cette petite instance étatique et les établissements bancaires privés, la régulation instaure des intermédiaires privés, appelés sociétés de révision. Ces entreprises (qu’on appellerait aujourd’hui sociétés d’audit) sont chargées de vérifier auprès des banques que les normes légales sont respectées et que la comptabilité annuelle produite est conforme. En l’absence d’une irrégularité qui ne peut être résolue « à l’amiable » entre la banque et sa société de révision, l’agence étatique n’est même pas tenue au courant des activités et des éventuelles infractions développées par les banques.
L’insuffisance de ce système réside dans le manque d’indépendance des sociétés de révision chargées de contrôler les banques. En effet, ces sociétés ont dans leur grande majorité été fondées par les banques elles-mêmes durant le premier tiers du XXe siècle, et leurs dirigeants et leur actionnariat sont étroitement liés aux grandes banques qui dominent la place financière suisse. Qui plus est, une banque est libre de sélectionner la société de révision de son choix. Il y a donc fort à parier que la surveillance exercée ne se distingue ni par sa sévérité ni par son autonomie.
Il est difficile de mesurer l’efficacité de tout système de régulation. Les facteurs à prendre en compte sont si nombreux que je ne voudrais pas me risquer à définir quelle part revient au modèle de surveillance dans la prospérité ou la crise d’un secteur financier. Du point de vue des banquiers helvétiques, la régulation privatisée avait l’avantage de préserver – au moins symboliquement – la grande confidentialité des opérations bancaires à l’abri du regard de l’État, et participait ainsi à consolider un avantage compétitif dans la concurrence entre places financières.
Un aspect surprenant de votre thèse est l’épisode protectionniste que traversait la place bancaire suisse dans la seconde moitié des années 1960. Comment analysez-vous cette peur de l’« Überfremdung » dans un milieu carburant grâce aux capitaux internationaux ?
Il est vrai qu’entre 1965 et 1972, les banquiers et les autorités suisses ont cherché à freiner un fort mouvement d’internationalisation de la place bancaire suisse, caractérisé par l’établissement de très nombreuses banques étrangères à Genève, Zurich, ou encore Bâle. Interpellés par les milieux bancaires, les pouvoirs publics ont alors promulgué dans l’urgence un arrêté fédéral qui fixait des conditions d’ouverture plus restrictives aux banques étrangères.
Plusieurs raisons expliquent cette peur de l’« Überfremdung ». De simples raisons de concurrence étaient certainement à l’œuvre : les banquiers suisses voyaient d’un mauvais œil que des mastodontes internationaux comme la First National City Bank et la Bank of America marchent sur leurs plate-
bandes et débauchent le rare personnel qualifié, en engendrant une inflation salariale. De plus, ils craignaient que les banques étrangères profitent de la grande liberté d’affaires offertes par la Suisse pour pratiquer des opérations interdites dans leur pays d’origine et que, finalement, leur présence en Suisse attire une publicité négative sur les activités financières qui y sont développées.
Dans un contexte international déjà tendu, marqué par des campagnes hostiles aux banques suisses dans les pays anglo-saxons, les banquiers suisses voulaient éviter que l’utilisation « abusive » du secret bancaire, des comptes numérotés et les pratiques d’évasion fiscale facilitée – des activités dont elles profitent par ailleurs – ne ternissent la réputation de leur place financière. Pour les milieux bancaires suisses, il fallait à tout prix éviter que des autorités étrangères, alertées par les activités de leurs compatriotes en Suisse, cherchent à organiser des inspections sur le territoire helvétique.
En Suisse, une recherche universitaire critique sur la place bancaire s’est établie au cours des dernières décennies. A-t-elle dû faire face à des pressions politiques ou économiques ? Et comment jugez-vous les recherches historiques qui sont financées par les mêmes banques qui en sont l’objet ?
À ma connaissance, la recherche académique sur l’histoire des banques suisses n’a pas fait face à de véritables pressions politiques. En revanche, son développement est régulièrement entravé par le problème de l’accès aux sources. Les deux principales banques du pays, UBS et Credit Suisse, qui ont obtenu au fil des acquisitions et des fusions le contrôle d’un patrimoine archivistique considérable, n’autorisent pas les chercheurs externes à consulter les archives dont elles disposent. Leur documentation est cependant exploitée par des historiens « maison », salariés par les banques, chargés d’en rédiger la « corporate history ». Quelles que soient les qualités des études produites par ces chercheurs, cette situation est regrettable et contrevient à un principe essentiel de toute recherche scientifique : le refus de l’ouverture des archives signifie en effet que les travaux produits en interne ne sont pas vérifiables. Ils ne peuvent donc pas faire l’objet de nouvelles interprétations et il faut croire ces historiens sur parole.