La finance dite « verte » a le vent en poupe sur les places boursières internationales, et celle de Luxembourg n’est pas en reste. Ce marché est actuellement dominé par les émissions d’obligations vertes qui connaissent un succès indiscutable depuis deux ans. Mais derrière la communication très pro des émetteurs de ces produits, qu’en est-il de la plus-value environnementale ? Les produits financiers « verts » sont-ils en capacité d’accompagner tous les acteurs qui agissent pour le basculement de nos économies vers une transition énergétique ?
Les investissements écologiques connaissant un grand succès de nos jours et, pourtant, ils ne datent pas d’hier. En effet, c’est au début des années 1990 – et donc bien avant la signature du protocole de Kyoto en 1997 – que ceux-ci ont commencé à se faire une place dans le petit monde de l’investissement socialement responsable (ISR) jusque-là dominé par les fonds d’investissement uniquement basés sur des critères d’exclusion. Rappelons que ces fonds constituent toujours l’immense majorité en volume des produits ISR du marché et que les critères d’exclusion sont surtout liés à la production d’armements, de tabac et/ou d’alcool et plus rarement d’extraction d’énergies fossiles. L’autre partie des fonds ISR étaient constituée par les fonds dits « best in class » sélectionnant, quant à eux, les entreprises les plus vertueuses sur le plan des critères ESG (pour environnement, social et gouvernance) et, enfin, les fonds thématiques qui se sont surtout spécialisés dans les énergies renouvelables et qui sont aujourd’hui peu ou prou assimilés à des fonds dit « climate finance ». Ces fonds ont le vent en poupe au Luxembourg et bénéficient depuis peu du soutien d’une « Climate Finance Task Force » destinée à accélérer leur développement.
L’émergence des « green bonds » (ou « obligations vertes » en bon français) ces deux dernières années est indiscutablement la grande nouveauté de l’ISR et il n’existe aujourd’hui pas une place boursière, État ou multinationale qui n’organise son émission d’obligations vertes avec fanfare et trompettes. Ce marché est très récent : les premières obligations furent émises en 2007 par la Banque mondiale ainsi que par la Banque européenne d’investissement (qui reste un acteur majeur de ce marché). Il s’est accéléré de façon spectaculaire à partir de 2014 pour atteindre 81 milliards de dollars d’obligations cotées fin 2016 et atteindrait déjà les 49 milliards de dollars émis juste pour les premiers mois de 2017 d’après le consortium Climate Bond Initiative. Ces chiffres, certes importants, doivent être relativisés au regard du volume du marché obligataire international évalué à plus de 100 000 milliards de dollars, soit le double de la valeur de toutes les entreprises cotées dans le monde.
Ainsi et dans la lignée de la signature des accords de Paris en décembre 2015, la France veut, avec le lancement de son label « Finance for Tomorrow », faire de Paris « la capitale mondiale de la finance verte et durable ». Mais, bien avant Paris, la Chine s’était positionnée et reste le premier émetteur d’obligations vertes avec plus de quarante pour cent du marché des émissions pour 2016. Le Luxembourg Green Exchange (LGX) est bien placé dans la course : il affiche déjà plus de cinquante milliards d’euros de volumes pour plus de 125 titres cotés. La Bourse de Luxembourg a commencé en mars dernier un partenariat avec la bourse chinoise Shenzhen Stock Exchange pour créer un nouvel indice vert. Cet engouement soutenu par le gouvernement luxembourgeois se traduit donc logiquement par la création d’un tout nouveau label (Luxflag) destiné exclusivement aux obligations vertes.
Si l’enthousiasme pour ces placements s’est bien généralisé, il reste à s’interroger sur son bien-fondé. Rappelons que, tout comme n’importe quel placement qui prétend utiliser des critères non financiers dans sa sélection d’actifs, il n’existe pas de définition propre ni de label international permettant de qualifier une obligation verte. À ce jour, il n’existe pas de critères clairement établis, universellement acceptés et contraignants, permettant de distinguer les projets compatibles avec l’environnement ou le climat de ceux qui ne le sont pas. Seuls des engagements volontaires non contraignants sont actuellement utilisés.
De fait, une obligation verte est un titre de créance classique : un acteur de marché emprunte auprès d’investisseurs contre le paiement d’un intérêt jusqu’à la date prévue pour le remboursement intégral de la somme empruntée. Cette obligation peut donner lieu à une notation d’une agence comme c’est le cas pour une obligation d’entreprise ou d’État. Seule différence, cette obligation est dite « verte », ou « climat » (les « climate bonds »), car elle est supposée orienter les investissements privés vers des projets compatibles avec la protection de l’environnement ou du climat. Les entreprises, les banques de développement et les collectivités qui se financent grâce aux obligations vertes font donc un peu ce qu’elles veulent. Aucune garantie n’existe sur le fait que ces financements aillent au bon endroit : chaque émetteur peut déterminer tout seul ce qui est « vert » de ce qui ne l’est pas.
Difficile donc d’identifier et de comparer les projets et de s’assurer que les résultats annoncés sont bien atteints et contrôlés de façon indépendante. Ce manque de cohérence est aujourd’hui décrié par les investisseurs eux-mêmes. Ainsi, au moment de la Cop21, 27 investisseurs mondiaux, représentant quelque 11 200 milliards de dollars d’actifs gérés, ont cosigné la « Déclaration de Paris sur les obligations vertes » réclamant un standard mondial pour les obligations vertes. De son côté, Moody’s vient ainsi de rendre public une méthodologie spécifique pour « noter » les obligations vertes : Comme pour chaque obligation, une note sera donnée en fonction de la capacité de l’émetteur de rembourser sa dette obligataire tandis qu’une simple « opinion » (« green bond assessment ») pourra être rendue publique à la demande de l’émetteur par l’agence de notation.
Moody’s semble d’ailleurs avoir du mal à trouver des secteurs « verts ». De nombreuses obligations vertes ont été émises purement et simplement par des acteurs financiers connus pour leurs investissements douteux dans des projets destructeurs de biodiversité : déforestation, accaparement des terres agricoles au détriment des populations locales, activités extractives très polluantes (comme l’extraction d’énergies fossiles non conventionnelles de type sable bitumeux ou huile et gaz de schiste…). Ces émissions très médiatisées permettent de communiquer sur leur bonne image d’entreprise responsable et saturent ainsi l’espace médiatique où leurs mauvaises actions sont reléguées aux dernières pages. C’est par exemple le cas de HSBC, champion de la déportation en faveur de la production massive d’huile de palme en Asie.
Ces obligations vertes qui cachent la forêt noire font aussi le bonheur de nombreuses multinationales soucieuses de leur image plus que de trouver de nouveaux moyens d’investissement. C’est le cas d’Apple qui a émis ce mois pour un milliard de dollars de green bonds destinés à financer les énergies renouvelables pour le groupe. Apple n’en est pas à son coup d’essai, sachant que la firme de Tim Cook avait déjà émis pour 1,5 milliard de dollars en 2016. Ceci pose question, sachant qu’Apple n’a pas besoin de se financer sur le marché étant donné que la firme est elle-même une monstrueuse machine à générer du cash et de l’autofinancement (quitte à user et abuser des paradis fiscaux pour éviter de payer des impôts). Nous pouvons de plus légitiment nous interroger sur la cohérence d’Apple en termes de durabilité quand le site d’information Motherboard nous informe, preuve à l’appui, qu’Apple, derrière un discours très écoresponsable, reste un des champions de l’obsolescence programmée et systématique, avec obligation pour les centres de tris de détruire – et non de recycler vers un marché de l’occasion – les appareils en état de marche.
D’autres émissions ont donné lieu à la controverse : citons la multinationale de l’énergie Engie qui a émis pour 2,5 milliards d’euros de green bonds pour la construction d’un barrage hydroélectrique à Jirau au Brésil. Ce barrage, inauguré en décembre dernier, a fait l’objet de nombreuses critiques portant sur son impact environnemental très négatif pour l’écosystème de l’Amazone qu’il a largement abimé, sur les populations locales qui ont été déplacées sans concertation ainsi que sur les très mauvaises conditions de travail y compris au niveau des standards de l’industrie brésilienne. Bref, les critères sociaux et environnementaux sont pour le moins discutables, et la gouvernance n’est pas en reste puisque l’ex-présidente du Brésil, Dilma Rousseff, a été accusée dans le cadre du scandale « Lava Jato » (lavage de voiture) de favoritisme dans l’attribution du marché de ce barrage à Engie.
Ces critiques n’ont pas échappé aux professionnels de la finance, comme l’Association internationale des marchés de capitaux (ICMA) qui propose une charte appelée « Green Bonds Principles ». Le quotidien Les Échos n’a pas manqué de rappeler que ces principes pêchent par « défaut vert » c’est à dire que l’émetteur ne fait pas face à des sanctions s’il ne respecte plus les standards de référence. Comme les principes sont appliqués volontairement, aucune sanction formelle n’est prévue.
De nombreuses ONG actives dans la défense de l’environnement et la promotion de la transition écologique ont pris position sur la question de la certification. Ainsi le WWF a émis cette année un rapport intitulé Les obligations vertes doivent tenir leurs promesses dans lequel l’ONG constate que les émetteurs n’examinent que les impacts environnementaux potentiels avant l’émission des obligations au lieu d’évaluer les bénéfices effectifs des projets. « Les informations devraient être mises à disposition dans un format standardisé et précis en cohérence avec les critères d’éligibilité pour chaque secteur. Les émetteurs devraient être tenus de fournir des données annuelles et à l’échéance de l’obligation de démontrer l’impact environnemental des actifs sous-jacents durant toute la durée de l’obligation, ainsi qu’une analyse de l’éventuel écart entre les bénéfices environnementaux attendus et les bénéfices réellement constatés à l’échéance selon les indicateurs clés de performance choisis par l’émetteur de l’obligation », précise Pascal Canfin, le directeur général de WWF France.
Notre association Etika appelle de ses vœux à la mise en place d’un label européen public pour différencier les produits ISR vertueux des autres. Nous pourrions imaginer des pistes à suivre comme le fait de créer une agence de notation publique financée en partie par des fonds européens voire onusiens, mais aussi par les émetteurs des obligations (comme c’est le cas des entreprises demandant le label « Agriculture biologique ») pour juger de la qualité des obligations vertes. Cette agence serait composée d’un collège tripartite de représentants des émetteurs (entreprises comme États) mais aussi de représentants de syndicats, sans oublier un collège de représentants la société civile (ONG et fondations). Elle pourrait non seulement donner une notation sur une base ex-ante en jugeant de la qualité (déclinée sur des critères ESG) du projet à financer dans sa globalité, mais pourrait aussi dégrader ex-post la note, voire sanctionner financièrement si les engagements ne sont pas atteints ou si l’émetteur a sciemment donné des informations fallacieuses à ses investisseurs.
On pourrait aussi imaginer un système d’agences régionales chargées de recruter et d’évaluer des projets sur des critères de rentabilité et des critères ESG pour donner l’accès aux financement par des green bonds à toutes les organisations actives dans la transition écologique, que ce soit via l’agriculture biologique, l’éco-construction et l’éco-rénovation de logement, l’efficience énergétique ou les énergies renouvelables. Ces PME, sociétés coopératives, Asbl ou fondations qui sont exclues des marchés financiers en raison de leurs petites tailles. La fiscalité de ces green bonds pourrait également être modulée en fonction de la durabilité sociale et environnementale des projets.
Rappelons enfin que les green bonds actuels, même avec une croissance annuelle à deux chiffres, ne pourront pas à eux seuls financer la transition énergétique mondiale. Pour les quinze prochaines années, le coût de cette transition a été estimé (par la Banque mondiale) à un montant de 89 000 milliards de dollars d’investissements dans les infrastructures urbanines, l’énergie et l’aménagement du territoire. Une prise en charge des pouvoir publics pour assurer leur labellisation et un élargissement considérable de leur cible d’investissement vers de petites structures constitueraient de fait un grand bond en avant pour les rendre populaires auprès du grand public, d’autant que la création d’emplois à travers des petites structures implantées sur un territoire et participant à la relocalisation de l’économie sera au rendez-vous.