Pourquoi l’Italie est-elle si indissociablement liée aux traditions et à des époques révolues – le bien manger, le farniente, la dolce vita, Fellini, Pasolini, Mastroianni, la Renaissance, les vieilles pierres, etc. ? Que nous soufflent les vents alpins d’aujourd’hui ? Des Berlusconi, Ferrari, Versace et Armani. Du luxe et des sales affaires. Est-ce là le miroir de la société italienne d’aujourd’hui ? Heureusement pas seulement. Et au rang de ceux qui insufflent un air frais, vivifiant et actuel figure Stefano Benni. L’homme est écrivain, poète et journaliste. Engagé – à gauche, cela va de soi. Il offre de par sa coupe de cheveux des ressemblances – fortuites ? – avec Léo Ferré. Sa prose – romans et nouvelles – est traduite en français chez Actes Sud, sa poésie non. Jusqu’à ce que Jean Portante s’attelle à la tâche et entreprenne la traduction de Blues en seize et autres poèmes. Et nous voilà avec un recueil en main que nous n’oublierons pas de sitôt. Un recueil à l’effet boomerang comme à l’époque C’est beau une ville la nuit de Richard Bohringer. Fait de poèmes-ballades qu’on ne peut écrire qu’en mettant son âme et son cœur à nu. Si sonores et visuels. En effet, on ne peut s’empêcher à la lecture de voir les larmes et le sang couler, d’entendre les cris de rage, de désespoir et d’amour aussi.
Stefano Benni a ceci d’attachant que son regard aiguisé voit, dénonce, mais refuse toute compassion. Tel un vrai héros, il suit plein de droiture sa route. Et fustige le politiquement correct, les bien-pensants, les conventions et la hiérarchie qui régit notre société (Poèmes pour qui ne les mérite pas).
Dans Doutes, un poème aux accents si contemporains, composé d’interrogations infinies, nous apparaissons comme des indécis peureux qui n’osent même plus agir, paralysés que nous sommes par le regard des autres.
Dans notre ère telle que la décrit Stefano Benni, l’homme est perdu. L’univers dans lequel il évolue n’a rien de rassurant, il est insensible et matérialiste, inadapté aux êtres dotés d’un cœur, capables de sentir et de ressentir, il n’est fait que pour une race déshumanisée (Ame). Définitivement hostile. La violence aveugle règne et le criminel est en chacun de nous (Huang Ling).
Pourtant, Stefano Benni n’a rien d’un désabusé. Loin d’une acceptation quelconque, il se révolte même s’il ne fait que vomir, impuissant, sa rage. Mais au fond de lui est toujours ancrée une candide espérance, celle d’un renouveau, d’un mieux (Tôt ou tard l’amour arrive), à moins qu’il ne se moque de sa propre naïveté.
Au fond voilà ce qui rend Stefano Benni attachant, il est pluriel et complexe, donc bien vivant. Et ce malgré le chaos environnant.
Les quelques poèmes précités sont magnifiques, mais le recueil recèle une pépite plus brillante encore, Blues en seize. Une tragédie contemporaine comprenant seize scènes, seize monologues. Les huit personnages font entendre chacun deux fois leur voix. Selon un protocole implacable, comme l’est la fin, la mort du Père. Qui aime son Fils par-dessus tout, mais ne sait pas s’y prendre avec lui, un peu rebelle comme le sont tant de jeunes des villes d’aujourd’hui, et qui plus est est au chômage, un anti-modèle. Un Fils qui fuit la misère qui colle à la peau de son Père. Un Fils livré à lui-même. La faute peut-être à la Mère morte prématurément. Qui trompe son ennui dans une salle de jeux vidéo, un lieu où avec quelques pièces on se projette dans une autre vie, de lumière et trépidante, un lieu où traînent des vauriens aussi, le lieu où se déroulera le règlement de comptes fatal. Une saynète qui résume les maux de notre société. Universelle. D’ailleurs les personnages, transposables, en sont réduits à leur fonction.
Stefano Benni ne mâche pas ses mots, il les martèle pour décrire l’enfer de l’ici-bas et de l’au-delà. C’est triste, c’est sale, mais c’est si beau aussi.