Comment est-ce possible qu’un mot aussi noble et généreux qu’asile ait pu se muer, en moins d’un siècle, en son contraire ? Dès 1355 en effet, le concept asylum signifie le lieu inviolable où se réfugient des personnes poursuivies et qui dérive du grec asulon, neutre substantivé de asulos « qui ne peut être pillé ». Accorder l’asile est un devoir qui tient de l’hospitalité sacrée qu’on est censé donner au réfugié de la politique… comme au réfugié de la raison. Le demandeur d’asile est toujours un étranger, un autre, un aliéné.
À lire le livre Parmi les fous de Benoît Majerus, on serait tenté de croire que le responsable de la funeste dérive du mot asile est la psychiatrie, celle-là même que le jeune auteur a récemment mise en scène avec Anne Schiltz dans le documentaire Orangerie. Ce film témoigne de la vie quotidienne des malades et des soignants dans un service de l’Hôpital neuropsychiatrique d’Ettelbrück, et il a irrité plus d’un par son manque de pudeur, en livrant notamment visages et noms de quelques patients, violant sinon le secret médical, du moins l’intimité des patients. Le livre et le film se sont nourris mutuellement : les deux sont des documents plus que des documentaires, le premier « s’est écrit à 100 mains » avec des étudiants en histoire, le second s’est élaboré avec les malades et leurs soignants. Le premier se propose de « contre-lire » les archives psychiatriques ce qui revient souvent à « contre-dire » le récit psychiatrique officiel, le second donne (rend ?) directement la parole aux patients, ou comme on dirait aujourd’hui avec un euphémisme un peu démagogique, aux « usagers de la psychiatrie ».
Parmi les fous tient autant de la méthode de l’École des Annales que du reportage d’un Albert Londres, dont il paraphrase jusqu’au titre « Chez les fous ». L’ouvrage traite d’une espèce d’Orangerie bruxelloise, à savoir l’Institut de Psychiatrie, dit encore « la colline », qui est le service de psychiatrie de l’Hôpital universitaire Brugmann, construit par le célèbre architecte art nouveau Victor Horta. L’ouvrage qui reste assez anecdotique, mais c’est un peu la loi du genre, réécrit l’histoire de la psychiatrie du dernier siècle, et s’intéresse surtout aux productions des malades et des soignants, tout en s’interrogeant sur la place ambiguë et ambivalente du psychiatre. Majerus a bien repéré que ce dernier est aussi en quelque sorte un aliéné, un étranger, tant parmi ses pairs médecins, qu’au sein de son équipe soignante.
Le livre est un peu structuré comme un lieu de soin, avec ses espaces qui cloisonnent tout en se chevauchant, ses populations qui se frottent, s’y piquent et collaborent tout en se heurtant et s’opposant, ses codes de langage qui incluent et excluent, ses traitements enfin qui naissent, évoluent, disparaissent et parfois révolutionnent, comme les neuroleptiques et les antidépresseurs, dont l’auteur semble se méfier encore plus que de la maladie qu’elles se proposent sinon de guérir, du moins de soulager.
La partie la plus convaincante du travail est l’introduction, brève mais très fouillée, qui place l’ouvrage dans le contexte de la (jeune) histoire de la psychiatrie, dans la mouvance d’un Michel Foucault et de l’antipsychiatrie, plus anglaise d’ailleurs qu’italienne. Dans cette partie, l’auteur se pose la question d’où il parle, comment il parle et ce que les mots qui disent la folie veulent dire. Benoît Majerus est un spécialiste de la Première Guerre Mondiale qu’il enseigne à l’Université du Luxembourg et si l’histoire de la psychiatrie est son violon d’Ingres, il la traite, à juste titre d’ailleurs, comme une guerre de positions tranchées avec ses avancées et ses reculades.
À lire ces témoignages, on comprend la fascination qu’ils ont exercée sur des personnages comme André Breton, le surréaliste, et Jean Dubuffet, le chantre de l’art brut. Ne citons à ce propos que la réponse de Jean-Michel C. à son infirmière qui ne « dort pas avec un homme mais avec un règlement » ou cette affirmation de Taib B. qui « détravaille » après un chômage d’un mois. Les écrits des soignants ne sont pas en reste, à l’instar de cette infirmière qui parle du « soignage des malades mentaux ». Face à ces véritables inventions langagières, le jargon des psychiatres paraît souvent bien terne et hypocrite, car s’égarant trop souvent dans les définitions abracadabrantesques d’un DSM, importé des États-Unis pour le plus grand bien d’une industrie pharmaceutique triomphante.
Il n’en est pas moins vrai que Majerus a tendance à prêter avec un peu trop de complaisance son oreille au chant des sirènes antipsychiatriques. La révolution, réelle, de la pharmacopée à partir des années 60 est citée avec force de guillemets et le « grand renfermement » de Michel Foucault, riche de beaucoup de polysémies, devient sous la plume de Majerus un « grand enfermement », sans appel et sans nuances. Nous savons aujourd’hui que la révolution de la désinstitutionnalisation psychiatrique dans la seconde moitié du dernier siècle a connu deux parents : la guerre qui, par l’eugénisme et la faim, a vidé les hôpitaux psychiatriques et la révolution chimique qui a permis une resociabilisation des malades mentaux. Elle a aussi une marraine : la psychanalyse, qui a métamorphosé la maladie-objet en malade-sujet.
Tout comme l’auteur du livre, historien, l’auteur de ce compte-rendu, psychiatre, est conscient de la place « d’où il parle » et il est assez séduit par la conclusion de l’ouvrage qui dit que la psychiatrie est « un des domaines de la société qui nourrit le moment 1968, mais également un domaine qui le prolonge. (…) L’histoire de la psychiatrie permet de cette manière d’interroger les ruptures qu’auraient introduit 1968. »