Dans le vestibule du Musée national des mines de fer (MNM) à Rumelange, une machine de polissage de chaussures. Le visiteur sort de la mine, les souliers couverts d’une poussière rougeâtre. Il porte aux semelles le fondement du développement économique du Luxembourg. Que le micro-État ait eu sur son territoire une partie de la minette a été présenté comme un don du ciel, et l’exposition au MNM s’ouvre sur la citation la plus connue d’un économiste luxembourgeois : « Le Luxembourg, un don du fer ». (« Le Luxembourg est un don du fer, comme l’Égypte est un don du Nil », avait écrit – en citant Hérodote – l’économiste et premier rédacteur en chef du Land, Carlo Hemmer.) Pour les personnes qui durent extraire les minerais du sol, ce fut un cadeau empoisonné.
La minette luxembourgeoise n’était pas très riche en minerai de fer : un tiers contre deux tiers au Brésil ou en Suède. Paradoxalement, c’est cette pauvreté qui a favorisé l’implantation d’une industrie sidérurgique et a empêché que le Luxembourg ne se transforme en Congo européen ; il était plus rationnel d’importer un peu de charbon que d’exporter beaucoup de minette. Rumelange, jadis encerclée par un paysage lunaire, est aujourd’hui baignée par des collines vertes. La nature a repris ses droits : une pelouse calcaire est apparue, suivie une forêt de bouleaux et de saules. Pour que la colline ne s’effondre, une pompe doit évacuer les eaux ad eternam. Dans la Ruhr, trouée comme un fromage suisse, les eaux doivent être pompées sans arrêt pour éviter qu’une région entière ne s’affaisse ou que les nappes phréatiques ne soient contaminées. Des « Ewigkeitslasten » comparables aux coûts occasionnés par le stockage des déchets radioactifs.
Ce dimanche de Pentecôte, la brasserie jouxtant le musée est comble. Des familles venues déguster des fondues et des steaks grillés sur pierre chaude. Un groupe de 90 Néerlandais, une famille élargie en excursion, visite la mine. Elle accueille 11 000 visiteurs par an. Des anciens mineurs, on n’en trouve plus au MNM. La plupart n’ont pas fait de vieux os, et les rares qui ont pu profiter quelques années de leur pension étaient généralement peu enclins à retourner sous terre pour le bon plaisir des touristes. Le MNM est géré par une asbl et n’emploie que quatre salariés. Les guides, tous des quasi-bénévoles payés une quarantaine d’euros par après-midi, sont pour la plupart des anciens de l’Arbed, dont les pères ou grands-pères avaient travaillé dans les mines de Rumelange (fermées en 1963) ou dans celles de Differdange (fermées en 1981). Notre guide s’appelle Georges Pütz. C’est sa 71e tournée. Ancien contrôleur de billet aux CFL, il a mis sa retraite à profit pour se reconvertir en guide. La langue dans laquelle se fera la visite est décidée de manière pragmatique. « Cela dépend de la majorité », avait annoncé la caissière. Le guide passera du luxembourgeois à l’allemand et au français (les Italiens du groupe resteront scotchés à leur audio-guide). Ces redondances trilingues rendent la visite assez longue : plus de deux heures sous la colline.
L’inauguration officielle de la nouvelle exposition permanente a eu lieu le 22 avril. Assez succincte (on la parcourt en une demi-heure), elle sert de préparation au voyage au milieu de la terre en fournissant des repères géologiques, techniques et sociaux. L’exposition met l’accent sur ceux qui extrayaient les rochers des tréfonds de la mine. Par des tracts, des livrets syndicaux, des titres de propriété, elle donne à voir un condensé de l’histoire socio-économique. Des pancartes traitent du marché de travail (transfrontalier, déjà), de l’immigration, de la crise du logement (les chambres au-dessus des cafés, déjà), des clubs de boxe, des fanfares, de la syndicalisation. Dans la dernière salle, avant d’enfiler un casque de sécurité et de monter sur le train minier, on passe devant un moulage haut de trois mètres du syndicaliste, député et bourgmestre de Rumelange Jean-Pierre Bausch, le regard sévère, en marcel et baggy pants. Le 7 février 1935 il avait tenu son dernier discours au Parlement, fustigeant l’absence de mesures de sécurité dans les mines. Il mourra cinq jours plus tard, écrasé au fond d’une mine.
Un train diesel tirant deux wagons (la nouvelle locomotive électrique sera inaugurée à la mi-juin) parcourt deux kilomètres sous terre. Dans la mine, toute l’année durant, il fait neuf degrés, 90 pour cent d’humidité. « Idéal pour cultiver des champignons », estime le guide, moins idéal pour les buggies, perforeuses et locomotives diesel qui ornent les carrières. Dans la mine tout se dégrade à vue d’œil. Le fer rouille, les poutrelles en bois moisissent (il leur pousse une barbe blanche). Elles sont construites en sapin, un bois qui, bien que moins résistant que le chêne, a la particularité d’émettre un long braillement (« comme les cris d’un bébé ») avant de craquer. Mais ce ne sont plus elles qui supportent les carrières ; dans les années 1970, la mine fut fortifiée par des ouvriers de la Division anticrise de l’Arbed avec 15 000 boulons profondes de deux mètres chacune.
La visite s’apparente à un cabinet des horreurs de l’histoire sociale. Douze heures par jour à trimer sans paie fixe, dans le noir, à respirer de la poussière. En 1926, quatre jours de congé furent introduits ; à partir de 1936, les salariés n’auront plus à rembourser leurs outils de travail. À écouter le guide, trimer à Rumelange, « la mine la plus dangereuse du pays », ressemblait à un commando suicide. Il éteint les lumières électriques, les enfants poussent un cri d’épouvante, la galerie n’est illuminée qu’à la faible lumière d’une lampe à carbure. « Un piège à souris », commente le guide.
La classe moyenne luxembourgeoise se rappelle ses origines ouvrières non sans sentimentalisme. Dans une optique téléologique, qui relie l’industrie du fer à l’industrie des fonds, la misère d’antan est revisitée comme fondement (voire justification) de la prospérité actuelle, qui est autant apothéose nationale que revanche sociale. L’ancien bourgmestre de Rumelange Will Hoffmann avait présenté le MNM, non seulement comme un lieu de mémoire des « origines de la richesse luxembourgeoise », mais également comme « mémorial » pour tous ceux qui avaient laissé leur vie en la créant. Cette lecture rappelle celle du Musée de la Résistance eschois, véritable Parthénon du Minett. Sur un de ses frontons, on lit l’inscription : « Honneur à ceux qui, par leur travail et leur mort dans les mines, les usines et les ateliers, ont construit la base économique de notre indépendance. » (La Résistance était ainsi intégrée comme épisode dans la longue narration du mouvement ouvrier.) « Aujourd’hui, nous profitons de tout ce que les mineurs ont fait », estime également notre guide. Or le martyr des mineurs au début du siècle passé fut moins un sacrifice national que l’expression de la domination économique, politique et juridique du libéralisme et de la bourgeoisie. Au Luxembourg, avait noté Gilbert Trausch, « le monde d’avant 1914 est un monde forgé par la bourgeoisie pour la bourgeoisie ». Son règne oligarchique ne sera abîmé que peu à peu par les effets conjugués de l’introduction du droit de vote, d’une législation sociale et d’une imposition progressive sur le revenu.