Mercredi, en début de soirée, le collectif BDS Luxembourg (Boycott, désinvestissement, sanctions) s’est réuni devant la Philharmonie juste avant que ne jouent les Münchner Philharmoniker, orchestre dirigé par l’Israélien Lahav Shani. Cette même formation avait été déprogrammée du Gent Festival, où elle devait se produire jeudi dernier. Un choix validé par le conseil d’administration du festival, qui a assuré que « la décision n’était en aucun cas fondée sur les origines ou la nationalité de Shani », mais plutôt sur les perturbations à la périphérie anticipées par la police gantoise. Si une pétition demandant le retrait de l’orchestre avait recueilli plus de quinze mille signatures, l’annulation du concert a fortement déplu à deux membres du CA du festival, tous les deux étiquetés N-VA, le parti nationaliste flamand du Premier ministre Bart De Wewer, qui ont démissionné dans la foulée.
Mardi, la formation allemande a joué à Paris au Théâtre des Champs-Élysées et connu un début de spectacle compliqué, comme le relate Le Monde : « La musique est sur le point de commencer lorsqu’une voix s’élève dans le silence. Une voix en hébreu, en soutien à Israël, aussitôt couverte de protestations et d’invectives : ‘Tais-toi, abruti !’ et ‘Pauvre type, fous le camp !’ ». Selon le quotidien du soir, le calme est revenu quand la violoniste Lisa Batiashvili s’est mise en action. Celle-ci s’est décommandée au Luxembourg pour raisons de santé et a été remplacée par le Français Gauthier Capuçon. Sur le Kirchberg, la représentation s’est déroulée sans incident. Les Münchner Philharmoniker se produiront ce week-end à Vienne.
La tournée européenne de l’orchestre est donc houleuse, mais le BDS luxembourgeois assure ne pas cibler personnellement son dirigeant. « En tant qu’individus et en tant qu’association, nous voulons attirer l’attention sur le génocide en cours à Gaza et pas pointer une personne en particulier », soutient face au Land Dalia Khader, Luxo-Palestinienne et porte-parole du BDS.
Mardi, le chef d’orchestre Lahav Shani avait d’ailleurs publié une déclaration sur le site web des Münchner Philharmoniker où il expliquait notamment : « On October 7, 2023, Israel experienced a horrific and unprecedented event. […] Yet, I, like many Israelis, have not abandoned my human values. The images and testimonies coming out of Gaza are deeply distressing, and it is impossible to remain indifferent to the suffering of civilians in Gaza amidst the catastrophe this war has brought upon them. Everything must be done to end the war as soon as possible and begin the long process of healing and rebuilding for both societies. »
La porte-parole du BDS, initiatrice des pétitions pour la reconnaissance de la Palestine qui s’est exprimée à deux reprises devant la Chambre des députés, prend acte. « C’est bien le minimum que l’on puisse attendre d’un être humain ». Elle regrette toutefois que Shani ne fasse pas mention du génocide perpétré par son pays. Le 11 septembre, un autre chef d’orchestre israélien, Ilan Volko s’était exprimé au Royal Albert Hall de Londres pour condamner la mort de « milliers de Palestiniens innocents, déplacés encore et encore, privés d’hôpitaux, d’écoles, sans savoir quand viendra le prochain repas. » Volkov a annoncé depuis qu’il ne jouerait plus en Israël pour « protester contre les atrocités infligées par l’État hébreu à Gaza ».
Pas de politique
Pour autant, la venue des Münchner Philharmoniker n’est pas la plus contestée par les manifestants luxembourgeois. Celle de l’Orchestre philharmonique d’Israël qui se produira, toujours à la Philharmonie, le 9 novembre prochain, s’attire les foudres des miltants propalestiniens. Or Lahav Shani dirige également cet ensemble jusqu’en septembre 2026, date à laquelle il rejoindra définitivement sa nouvelle formation bavaroise. « L’orchestre est très clairement un outil de la diplomatie israélienne, il l’exprime même sur son site internet », assure Dalia Khader. On peut y lire « The Israel Philharmonic proudly serves as Israel’s greatest cultural ambassador, unifying diverse audiences through shared, transformative artistic experiences and enriching communities with music education programs that transcend borders. »
Le BDS a envoyé une lettre à la Philharmonie dans laquelle il lui demande de reconsidérer la venue de l’orchestre. Une demande qui n’a pas abouti, la salle répondant par voie de communiqué ne pas vouloir mêler art et politique. « La Philharmonie Luxembourg est pleinement consciente que la situation actuelle dans la région soulève des préoccupations humanitaires et politiques importantes. Ce concert, cependant, est strictement un événement musical, présenté dans un cadre exclusivement artistique, sans présence de figures politiques, de messages institutionnels ou de prises de position. »
Dans un message posté sur les réseaux sociaux (donc pas un communiqué officiel), le ministre de la Culture, Eric Thill (DP), soutient la position de la Philharmonie : « Pour moi, il y a une séparation claire entre la liberté artistique et la position politique. » Arguant que le gouvernement n’a pas à s’immiscer dans la programmation de ses institutions culturelles, il assure vouloir « bâtir des ponts par la culture là où la politique érige des frontières », « Une annulation sous pression politique remettrait en cause le principe de la liberté artistique et rendrait les artistes collectivement responsables des décisions politiques. Ce n’est pas notre voie. »
Se pose ici la pertinence du boycott culturel, c’est-à-dire la décision individuelle ou collective de ne pas soutenir des artistes associés à des pays dont la politique est fortement critiquée, voire sanctionnée, sur la scène internationale. Or il s’avère que le concept, aujourd’hui, est à géométrie variable. Mis en place de manière claire pour la Russie, il l’est beaucoup moins pour Israël. « Une semaine après le début de l’invasion de l’Ukraine, tout le monde s’était mis d’accord. Il faudra combien de temps pour sanctionner Israël ? », interroge Dalia Khader.
Le boycott culturel a été théorisé dans les années 1960 pour réagir contre l’Afrique du Sud et son régime d’apartheid. Suivant des personnalités telles que Marlon Brando, Samuel Beckett, Fela Kuti, Bruce Springsteen ou Bob Dylan, l’Artists’ Anti-Apartheid Movement a contribué à l’isolement du pays ségrégationniste. Rappelons que ce boycott n’empêchait pas Luxair d’y envoyer ses avions, ni des banques de la Place (notamment la KBL) d’y commercer en contournant les sanctions internationales.
Actuellement, la Russie est le pays qui pâtit le plus du boycott culturel. Exclusion de l’Eurovision, annulation des spectacles du ballet du Bolchoï et déprogrammation des concerts du chef d’orchestre Valery Gergiev, du pianiste Denis Matsouïev ou de la soprano Anna Netrebko (proches de Poutine) dans la plupart des pays européens, exclusion des délégations russes au Festival de Cannes… les exemples de mises au ban sont légions. En 2022, le Luxembourg City Film Festival avait également retiré un film russe de sa liste.
René Penning, directeur de la Kulturfabrik, précise toutefois au Land qu’il ne s’agit pas d’interdire la venue d’artistes en fonction de leur passeport, ce qui serait simplement et bêtement discriminatoire. « Nous considérons la culture comme un espace de rencontre, d’échange et de compréhension mutuelle, surtout en temps de conflit. C’est dans ce sens que nous avons accueilli le collectif Pussy Riot à la KuFa. Non pas parce qu’il s’agit d’artistes russes, mais parce que leur travail dénonce avec force les injustices et les atteintes aux libertés commises par un régime politique »
Le centre culturel Altrimenti a déclaré qu’une minute de silence aurait dorénavant lieu avant chaque spectacle pour que chacun se rappelle de Gaza.
L’Eurovision s’interroge
Le boycott envers les artistes et les productions israéliennes ne recueille pas la même unanimité que celui envers les Russes. Mais après deux ans d’une guerre qualifiée de génocidaire par la Commission d’enquête internationale indépendante de l’ONU sur le territoire palestinien, l’opposition du monde de la culture est de plus en plus visible. Le 10 septembre, le magazine Variety indiquait par exemple que 3 900 personnes de l’industrie du cinéma et de la télévision avaient signé leur refus de travailler avec des institutions et des entreprises israéliennes « impliquées dans le génocide et l’apartheid contre le peuple palestinien ». Parmi elles, des célébrités telles que Joaquin Phoenix, Mike Leigh, Emma Stone, Mark Ruffalo, Gael Garcia Bernal, Tilda Swinton, Javier Bardem, Joshua Oppenheimer, Nicola Coughlan…
Début septembre, le débat s’est amené jusqu’à l’Eurovision, décidément devenu une véritable plate-forme politique. L’Irlande (sept fois vainqueur) a déclaré qu’elle ne se rendrait pas à Vienne si Israël était présent. L’Espagne, l’Islande et la Slovénie ont suivi le mouvement et le diffuseur néerlandais Avotros a fait savoir qu’il boycotterait l’évènement si la présence d’artistes israéliens était avérée. Suite à la réélection contestée d’Alexandre Loukachenko, la Biélorussie avait été exclue de l’Eurovision en 2021. La Russie l’a été l’année suivante, après l’invasion de l’Ukraine.
Un domaine épargne encore Israël, au contraire de la Russie : le sport. Depuis 2022, la FIFA et l’UEFA ont interdit cette dernière de toute compétition sportive. Ni l’équipe nationale, ni les clubs russes ne peuvent jouer en dehors de leurs frontières. Le monde olympique a également fermé les portes à Moscou. Pour participer aux Jeux olympiques de Paris, les athlètes russes ont dû prouver qu’ils ne soutenaient pas le régime de Poutine. Seuls quatorze sportifs ont ainsi pu s’aligner sous la bannière des Athlètes individuels neutres. Aucun rappel à leur origine n’était toléré, le drapeau et l’hymne national étaient proscrits. De nombreux russes ont toutefois pu concourir en changeant de nationalités. L’Ouzbékistan, la Bulgarie, l’Albanie, le Bahreïn et même la France ont accueilli des transfuges qui ont obtenu sept médailles.
Jusqu’à présent, les sportifs israéliens peuvent participer à toutes les compétitions. Toutefois, le Tour d’Espagne auquel participait l’équipe Israël-Premier Tech a été largement chahuté par des opposants au régime de Netanyahu. Plusieurs étapes ont été raccourcies, voire annulées à cause de la présence des manifestants propalestiniens. Bien que l’équipe ne soit pas financée par le pays, le patron israélo-canadien de la formation, proche du gouvernement, reconnait l’utiliser pour faire la promotion de l’État hébreu.
Deux poids, deux mesures
Interrogée par le Land, l’ancienne ministre de la Culture Sam Tanson (Déi Gréng) reconnait que « la venue de l’Israël Philharmonic Orchestra est éminemment sensible. La liberté artistique se heurte aux exactions commises par le gouvernement israélien envers le peuple palestinien. L’art est toujours politique et véhicule toujours des messages. » Elle s’attend à ce que « la tenue du concert risque d’être lue comme une prise de position dans ce conflit » et estime qu’« une mise en perspective politique aurait été opportune ». Elle relève s’opposer « à la prise en otage systématique d’artistes en raison des crimes commis par leurs gouvernements » et remarque qu’« il faut distinguer entre des institutions financées par l’État et des artistes qui ne sont liés que par leur nationalité. » Elle constate, enfin, que face à la Russie, « l’attitude face à Israël révèle un deux poids, deux mesures qui s’explique en partie par l’histoire de la Shoah, par la persistance de l’antisémitisme, mais aussi par l’horreur des attaques du 7 octobre 2023 contre la population israélienne. Néanmoins, ce deux poids, deux mesures face à deux violations flagrantes du droit international est difficilement compréhensible sur le moyen terme. »
À l’image de l’invitation donnée par la KuFa au Pussy Riot ou aux athlètes présents aux JO qui ont expressément coupés les ponts avec leurs dirigeants, les artistes israéliens se dissociant clairement des actions de leur gouvernement devraient pouvoir légitimement se produire à l’étranger. Davantage que la nationalité, c’est le rapport au drapeau et le soutien au régime qui devraient être sanctionnés.