Si les archéologues rêvent de ruines, Foni Le Brun-Ricalens a préféré construite les structures de l’archéologie luxembourgeoise, mettant sa carrière scientifique de côté. Dans cet entretien, il tire un bilan institutionnel et politiaue. Et revient sur ses premières recherches sur le Néandertalien
Erwan Nonet : Nous avons besoin d’un État qui offre un système de santé, un système scolaire ou une justice qui fonctionnent… Pourquoi doit-il aussi s’occuper d’archéologie ?
Foni Le Brun-Ricalens : L’archéologie contribue à mieux connaître nos origines individuelle et collective. Cette quête à la fois métaphysique et matérielle est fondamentale depuis la nuit des temps pour tous les groupes humains. En occident, l’archéologie a pris la suite des mythes fondateurs issus de la Grèce ancienne. Il est important de maintenir ce lien. Le patrimoine archéologique est en quelque sorte notre album de famille collectif.
L’archéologie aide-t-elle à comprendre le présent ?
Oui, comme à mieux préparer le futur. En nous aidant à comprendre le passé, elle donne un sens à notre destinée : si nous voulons améliorer le quotidien des générations futures, mieux vaudrait ne pas répéter certaines erreurs. Mais les belligérants assoiffés de pouvoir l’oublient… Mes anciens professeurs d’université me disaient : « En recherche comme ailleurs, il faut bien réfléchir avant d’agir ». Un problème à moitié pensé est déjà à moitié solutionné.
Le Luxembourg est l’un des derniers pays d’Europe à s’occuper sérieusement de son patrimoine archéologique, pourquoi ?
Je l’explique avec un œil d’historien. Notre pays est jeune. Il y avait d’autres priorités pour assoir une société et un gouvernement stables. Paradoxalement, la prise de conscience d’un patrimoine luxembourgeois avait eu lieu très tôt, dès 1845, lorsqu’a été fondée la Société pour la recherche et la conservation des monuments historiques qui deviendra en 1868 la Section historique de l’Institut grand-ducal. Ce qui est étrange, c’est que l’archéologie aurait pu aider à constituer le mythe fondateur du jeune État. Mais on a laissé de côté des sites archéologiques majeurs comme l’oppidum du Titelberg, le vicus romain de Dalheim et de nombreux châteaux. En fin de compte, à l’image des instituts culturels de l’État, cette considération n’est arrivée qu’en dernier, avec la création récente de l’Institut national de recherches archéologiques (INRA). Le plus important est que notre pays soit désormais responsable de son patrimoine archéologique.
Il était temps…
Quand des terroristes détruisent les Bouddhas de Bamiyan ou le site antique de Palmyre, c’est instantané et tout le monde est d’accord pour dire que c’est une catastrophe. Quand un État laisse détruire son patrimoine au fil du temps, c’est une disparition lente, mais l’effet, à mes yeux, est le même. La symbolique en moins. En vingt ans, nous avons détruit autant qu’en deux siècles. C’était à notre génération d’agir. Paul Reiles, ancien directeur du MNHA, a énormément contribué à cette prise de conscience qui a abouti, en 2002, au réaménagement du MNHA avec ses salles archéologiques. Nous devons aussi beaucoup à Erna Hennicot-Schoepges et à Sam Tanson, qui ont soutenu la création d’institutions culturelles et les ont dotées des législations et du personnel ad hoc.
Qu’est-ce que l’identité luxembourgeoise, du point de vue d’un archéologue ?
Elle est celle d’un territoire d’entre-deux, d’un carrefour. L’historienne Nicole Metzler-Zens a écrit un excellent article à ce sujet. Nous ne sommes pas cent pour cent germains, nous ne sommes pas cent pour cent latins, mais nous n’avons pas à emprunter l’histoire de nos pays voisins pour écrire la nôtre. Mir wëlle bleiwen wat mir sinn…mee mir musse wësse wat mir sinn. Nous avons une véritable identité, une langue, une gastronomie, des bières, des vins ! Nous devons conserver cette originalité identitaire et même la mettre en avant.
Vous avez connu beaucoup de ministres de la Culture différents, combien ont eu une vraie sensibilité sur ces questions ?
J’en ai côtoyé une bonne dizaine, ainsi que des secrétaires d’État. Ils étaient souvent jeunes, peu expérimentés et avec d’autres ressorts dans leurs attributions. Peu ont porté la culture avec leurs tripes. J’ai surtout travaillé avec des premiers conseillers très actifs, comme Guy Dockendorf, Bob Krieps et Jo Kox. Ils sont pour beaucoup dans le changement du paysage culturel du Luxembourg. Ils ont porté beaucoup de dossiers, notamment auprès des ministres des Finances et de la Fonction publique.
Vous citiez Erna Hennicot-Schoepges, que retenez-vous d’elle ?
C’est une pianiste virtuose qui baigne dans la culture depuis toujours. Elle était une ministre très engagée, prévoyante, qui faisait confiance. J’ai l’impression qu’on l’oublie alors que nous lui devons tant : de la Philharmonie au Mudam et du MNHA à l’Université. Grâce à elle, 1995, année de la capitale européenne de la Culture, a été un tournant.
Et Sam Tanson ?
Elle est très sensible aux différentes expressions du monde de la culture et des arts. Elle a immédiatement saisi que patrimoine culturel et patrimoine naturel partageaient les mêmes espaces et les mêmes problématiques. Il faut protéger autant ce qui est en sous-sol, que ce qui est hors sol. Avec le service juridique du ministère et les députés de la commission Culture présidée par Djuna Bernard, elle a porté la loi du 25 février 2022 relative au patrimoine culturel.
Vous êtes né et vous avez étudié en France. Comment était perçue l’archéologie au Luxembourg en 1990, au début de votre carrière au MNHA en tant que conservateur de la section Préhistoire ?
Je suis né en Provence d’une mère luxembourgeoise. J’ai fouillé ici dès 1985, notamment sur le Titelberg, où Robert Krieps, féru d’archéologie, alors ministre des Affaires culturelles, était venu nous rendre visite. C’est lui, puis Jacques Santer, qui avait prévu un poste d’archéologue-préhistorien pour le MNHA à travers la loi de 1988 sur la réorganisation des instituts culturels de l’État. Les premières pierres étaient en train d’être posées. Il n’y avait pas grand-chose, c’était la génération des pionniers avec les premiers archéologues Jean Krier et Jeannot Metzler, engagés par l’ancien directeur du Musée, Gérard Thill, qui fêtera ses cent ans en mars.
Il a fallu beaucoup de temps pour que l’archéologie soit réellement prise au sérieux…
Oui, j’ai été naïf. Je pensais qu’il suffirait d’aller voir les différents décideurs politiques, de leur exposer la situation de manière cartésienne, pour les convaincre de la nécessité de se doter des infrastructures minimales pour protéger le patrimoine archéologique. Chiffres et arguments à l’appui, avec différentes propositions de phasage, je croyais que cinq ans seraient suffisants. Mais on me répétait sans cesse : « si on en avait besoin, on l’aurait déjà fait ». J’ai retrouvé un petit texte que j’avais écrit et mis dans une enveloppe à ouvrir à ma retraite. J’avais noté : « J’espère que quand je partirai en retraite, si je vis jusque-là, nous aurons réussi à créer les structures et les moyens que j’aurais aimé trouver en début de carrière pour développer une archéologie professionnelle au Luxembourg et une prise de conscience patrimoniale collective ». 35 ans après, je suis heureux que ce soit acquis. Ce n’était pas gagné.
Que reste-t-il à découvrir au Grand-Duché ?
Globalement, le pays a été peu industrialisé, donc son sous-sol a gardé beaucoup de traces du passage de nos ancêtres. Les forêts, qui couvrent un tiers du pays, ont été peu détruites. Elles sont une bibliothèque fabuleuse pour le patrimoine culturel. Grâce au Lidar, nous avons augmenté de vingt pour cent le nombre de sites archéologiques connus en milieu sylvestre.
Avec la hausse de la démographie, ces sites sont-ils en danger ?
Il faut être vigilant. Grâce à la loi de 2022, nous supervisons l’ensemble des permis de construire et le suivi des aménagements du territoire. Mais nous devons répondre aux défis de notre temps. Il faut créer des logements et les infrastructures annexes, et aussi assurer la documentation scientifique du patrimoine menacé de destruction irréversible. C’est pourquoi nous avons développé l’archéologie préventive, pour défendre les intérêts des aménageurs et ceux de l’archéologie. Nous avons désormais les outils adaptés à notre société contemporaine.
Que représente cette loi pour vous ?
C’est un aboutissement. Ceux qui l’ont porté et voté peuvent être fiers. Mes tiroirs sont plein des projets de loi qui se sont succédé sans aboutir depuis la fin des années 1990. Il y a des choses à améliorer, certaines sont en cours, mais la prise de conscience par la société du besoin de préserver le patrimoine est un grand pas en avant. J’en suis très fier, je n’y croyais plus du tout.
Est-ce que ce combat est définitivement gagné ?
Le mot « gagner » ne me plaît pas parce qu’il induit la présence d’un perdant. Une loi, c’est l’expression politique de la volonté d’une population. Ce n’est pas l’affaire de quelques-uns, mais celle de tous. Celle-ci, qui ne lèse personne, a même été votée à l’unanimité. À mon sens, il n’y a pas de risque de retour en arrière.
Comment voyez-vous le futur ?
L’INRA doit désormais se développer pour valoriser et restituer au public le patrimoine archéologique qu’il découvre. Selon l’UE, un euro investi dans le tourisme culturel en rapporte six. Le ministre actuel Éric Thill, natif de Schieren avec sa villa romaine, et mon successeur à la direction de l’INRA, David Weis, souhaitent aller dans ce sens. Une dizaine de sites archéologiques majeurs s’y prêteraient. Ce sera fait, par exemple, avec le pont médiéval de Hollenfels, que l’on vient de mettre au jour lors de travaux à l’auberge de jeunesse. C’est important, la culture est consubstantielle à notre être.
Dans votre discours, vous disiez que la politique devait être au service de l’archéologie et pas le contraire. Ce n’était pas innocent…
Non. Il y a un juste équilibre à trouver. Je comprends que la politique ait besoin de vitrine et il faut aussi que les scientifiques aient les moyens de faire progresser les connaissances… Le politique doit se positionner en passeur de culture. La dotation de l’État pour les cinq prochaines années va dans ce sens. L’intérêt collectif doit prévaloir.
Y a-t-il un risque selon vous ?
Je ne crois pas : Plus on en parle et moins il y a de risque. Les communes et leurs habitants y sont de plus en plus sensibles. Beaucoup d’associations regroupent des amateurs passionnés. Mais je pense qu’il y a des cycles et j’ai l’impression que l’on se trouve dans un entre deux. Un peu comme celui à mes débuts, il y a plus de trente ans. C’est le bon moment pour passer le relais.
La loi de 2022 va déjà être modifiée pour que les fouilles de sauvetage soient payées à cent pour cent par l’État, et plus à moitié entre l’État et les aménageurs. Ne craigniez-vous pas que ce soit trop pour les finances publiques ?
Cela devrait être bientôt voté pour relancer le secteur bâtiment. Les chiffres avancés dès 2006 sont toujours d’actualité : on oscille entre 1 800 et 2 500 constructions par an et près de deux pour cent de ces chantiers nécessitent des fouilles. Les moyens financiers accordés à l’INRA correspondent à ce volume de travail, soit une quarantaine de fouilles par an. Je n’ai pas d’inquiétude, nous ne sommes pas mal lotis par rapport à nos voisins. Il reste à mieux organiser et financer les recherches post-fouilles en laboratoire pour publier les résultats scientifiques et les diffuser. Maintenant, il est temps de former de nouvelles générations d’archéologues. L’université devrait proposer un cursus. Pour la première fois, je peux dire qu’archéologue est un métier d’avenir. La dizaine d’opérateurs archéologiques agréés au Luxembourg en cherchent.
Lors de votre départ, Hartwig Löhr, conservateur honoraire de la section préhistoire du musée de Trèves, a dit que vous aviez « sacrifié votre carrière scientifique » pour créer le cadre de l’archéologie luxembourgeoise. Êtes-vous d’accord ?
C’est bien observé, mais ce n’était pas un sacrifice. La liberté est dans le choix et le mien a été mûrement réfléchi. J’ai préféré mettre ma passion et mon énergie au service de la collectivité, plutôt que m’enfermer égoïstement dans une tour d’ivoire. J’ai pensé qu’il était plus raisonnable d’avoir une démarche à l’échelle du territoire, c’est-à-dire de contribuer à mettre en place cette fameuse archéologie préventive qui consiste à fouiller de manière anticipée ce qui va être détruit, sans attendre l’arrivée des bulldozers. Le reste peut attendre. Il faut laisser ces sites qui ne sont pas menacés aux générations futures, d’autant qu’elles auront d’autres moyens technologiques et pourront donc mieux les fouiller. Mais bien sûr, comme tout scientifique, j’aurais adoré ne faire que de la science.
Vous êtes spécialiste du passage de l’homme de Néandertal à l’homme moderne…
C’est l’une des périodes les plus intéressantes ! J’aime travailler sur les transitions, les changements de cultures à partir des traces matérielles, en l’occurrence les systèmes de taille des industries en pierre. Autrefois, on parlait d’acculturation entre ces deux espèces. On avait élaboré un modèle dominant/dominé, quasi colonialiste à l’image de la société d’alors, dans lequel Cro-Magnon avait exterminé les derniers néandertaliens. Je crois plutôt à une forme de continuité, avec des influences des néandertaliens sur les hommes modernes. D’ailleurs, les Européens ont tous entre un et cinq pour cent de gènes néandertaliens. Je préfère parler de transculturation, un paradigme développé par un anthropologue cubain, Fernando Ortiz. Il avait théorisé ce concept en étudiant les populations afro-cubaines travaillant dans les exploitations de sucre et de tabac, ce qui a remis en cause les modèles colonialistes. Il y a des parallèles à faire entre ethnologie et archéologie, c’est stimulant.
Aujourd’hui, qu’est-ce qui est le plus intéressant : trouver un site très riche en objets ou une dent avec son ADN ?
Les deux sont complémentaires. Avec les objets, on peut définir des cultures matérielles et établir entre les sites des comparaisons fines qui permettent de révéler telle ou telle particularité. Grâce à la paléogénétique, en extrayant l’ADN d’un petit morceau d’os ou d’une dent, on accède à une multitude d’informations au niveau de l’individu et de ses origines. Lorsque j’ai commencé ma carrière, je ne pensais pas avoir la chance de vivre cette révolution scientifique.
Dont a profité l’homme de Loschbour.
Oui, avec lequel nous avons fait la Une de Nature en 2014. Les fouilles étaient anciennes (1935), mais son ADN était si bien conservé qu’il est devenu le référent mondial pour la fin du Mésolithique, il y a 8 000 ans. Dans les laboratoires de Mainz et Tübingen, on nous a dit que l’ADN était tellement bien préservé qu’il fallait l’étudier dans des structures plus performantes. Il est donc arrivé chez le pape de la paléogénétique, David Reich, à Harvard, où son équipe dirigée par Josef Lazaridis a pu décoder plus de 90 pour cent de son génome. Il n’y a pas d’ADN mieux conservé au monde pour cette époque. L’homme de Loschbour marque la transition des derniers chasseurs-cueilleurs aux premiers agriculteurs-éleveurs. Il avait les yeux clairs, les cheveux bruns et la peau basanée, mais le plus important est la détermination de son haplotype (U5b), son arbre généalogique. Dans les populations actuelles, on retrouve ces caractéristiques chez les Basques et les Samis en Scandinavie. J’ai une anecdote : Comme les critères physiques me ressemblaient, je me suis demandé si mon propre ADN n’avait pas contaminé l’échantillon. Pour être sûr, je me suis également testé et le mien est bien différent, ouf !
Avez-vous l’impression que ce que gagne l’archéologie en précision scientifique, elle le perd en émotions ?
C’est une belle question… mais je ne crois pas. Regardez cette extraordinaire tombe campaniforme de la femme à l’enfant, trouvée en 2000 à Altwies avant la construction de l’autoroute de la Sarre. Nous l’avons fouillé il y a plus de vingt ans et, grâce à de nouvelles analyses ADN menées sous la direction du Luxembourgeois Maxime Brami et de Nicoletta Zedda, nous venons d’avoir la preuve que la femme était la mère de l’enfant. Les progrès en science ne déshumanisent pas notre discipline, au contraire, ils permettent de gagner en détail.
Maintenant que vous êtes en retraite, vous allez refaire de la science ?
Oui, enfin de l’archéologie ! Mais j’ai aussi d’autres projets, autour de l’œuvre de mon grand-père, l’artiste Foni Tissen. J’ai notamment les archives d’un tour du monde de six mois qu’il a réalisé à l’âge de vingt ans, ou celles de son internement dans le camp d’Hinzert, pendant la Guerre, avec Lucien Wercollier et Jean Daligault. Il est temps d’en faire quelque chose, de passer cette mémoire.
Regrettez-vous de ne pas avoir suivi la voie de votre mère et de votre grand-père ?
Lorsque j’étais jeune, tout le monde pensait que je ferais les Beaux-Arts. Mais le virus de l’archéologie m’est tombé dessus. J’ai ressenti que cette science était, avec l’ethnologie, la plus intéressante parce qu’elle permet d’aborder cette interrogation métaphysique : quel est notre place et rôle sur Terre ? Nous revenons au début de cette interview ! Travailler sur l’histoire des Hommes impose d’accepter sa finitude. Je vois l’individu comme un représentant, parmi d’autres, de l’humanité. Nous passons dans le temps, seul notre costume change selon les époques. Ce qui m’inquiète, c’est notre propension à aller vers l’autodestruction. Hormis lui-même, l’Homme n’a plus de prédateur. L’humanité tient son destin entre ses mains. Dès lors, n’avons-nous pas la responsabilité d’assurer la transmission de nos patrimoines pour les futures générations ? Permettez-moi d’évoquer mes collègues de l’INRA, car sans eux, je n’aurai rien pu faire. Elles et ils ont eu la gentillesse de m’offrir pour ma retraite un bâton traditionnel de marche basque : Le fameux Makhila en néflier. Il est de coutume d’y inscrire une devise en basque, ce sera : « UTZI IRAGANAK ETORKIZUNARI ZERBITZATZEN », « laisse le passé servir le futur ».