édito

Indésirable(s)

d'Lëtzebuerger Land du 11.10.2024

Dimanche 6 octobre, Alborz Teymoorzadeh a quitté le Luxembourg. Le permis de séjour de l’artiste iranien est venu à expiration. Comme il l’a lui-même souligné, il ressemble en cela à des dizaines d’autres cas, moins entourés, moins soutenus, moins médiatisés. En citant l’exposé de la commission consultative pour travailleurs indépendants selon lequel le travail de Teymoorzadeh « n’apporte pas de véritable plus-value en termes d’intérêts économiques au Luxembourg », le Land a provoqué une étincelle. Le monde artistique et culturel s’est embrasé face à l’argumentation de la commission. Des commentaires ont paru par centaines sur les réseaux sociaux. Une question parlementaire a été posée. Les médias se sont emparés du sujet.

Dès lundi soir, le ministère des Affaires intérieures s’est fendu d’un communiqué pour affirmer s’en tenir à la loi : « Un ressortissant de pays tiers doit justifier de ressources personnelles suffisantes afin de pouvoir obtenir un titre de séjour. Cette condition s’applique à toute personne indépendamment du métier exercé. » Léon Gloden (CSV) a réitéré cet argument dans sa réponse (très rapide) à la question des députés verts Djuna Bernard et Meris Sehovic, répétant que « la commission émet toujours un avis sur base d’une évaluation de viabilité économique d’une activité et non sur la valeur intrinsèque de l’activité projetée. » Il oublie de dire que la commission est un organe consultatif qui donne un avis. Le ministre peut suivre, mais il n’est pas obligé.

Peu lui chaut à Léon Gloden qu’ Alborz Teymoorzadeh soit un artiste qui a collaboré avec plusieurs institutions et associations culturelles du pays (Esch22, Kulturfabrik, Neimënster, Le Gueuloir, Rotondes, Œuvre, Le Groupe sanguin, Nuits de la culture…), un artiste qui a reçu un avis très favorable du jury pour lui proposer une résidence de création à Bourglinster, un artiste formé à l’Université du Luxembourg qui a dédié sa thèse au Clair-Chêne à Esch, prouvant, si besoin est, son intégration et sa compréhension de la vie culturelle locale.

Pour savoir tout cela, la commission (composée de représentants des ministères des Affaires intérieures, de l’Économie, des Affaires sociales et de l’Éducation nationale) aurait pu demander son avis au ministère de la Culture, le règlement grand-ducal prévoit la possibilité d’inviter d’autres représentants à la commission. Sur 100,7, Eric Thill (DP) a bien confirmé qu’il n’avait pas été sollicité par son collègue de l’Intérieur. Il s’est distancé de Léon Gloden en soulignant qu’il défendait la liberté artistique et soutenait clairement créateurs et artistes. L’avis de la commission n’aurait sans doute pas été unanime si le ministère de la Culture avait été invité.

Au-delà de l’impossibilité de définir la plus-value économique d’une création artistique, rendant le raisonnement caduc, le signal envoyé par la commission est plutôt inquiétant. On y comprend que les gens ne sont jugés qu’en fonction de leurs performances économiques. Et comme la création, les artistes et le secteur culturel dépendent largement de financements publics, en poussant un peu plus loin cette logique, le pays pourrait se passer de tous les artistes et de tous ceux qui ne rapportent rien sur le marché. Avec la décision de virer Alborz Teymoorzadeh du Luxembourg, c’est une gifle à tous les artistes qui est infligée. Tous des indésirables, des intrus, des encombrants.

Cette décision est indigne. Elle est aussi inopérante. Le Luxembourg déploie une énergie et des moyens considérables à recruter des « talents » et quand il en tient un, il le vire. L’histoire recèle un grand nombre d’exemples d’artistes qui ont été renvoyés, rejetés, vilipendés pour ensuite être admirés, récupérés. Claude Frisoni, citant Le Monde, rappelle qu’en 1940, la France avait refusé la naturalisation de Picasso, jugeant « ce peintre soi-disant moderne » trop proche des anarchistes. Enrico Lunghi ajoute « Joseph Kutter a dû supporter les sarcasmes des bien pensants de son époque avant d’être considéré le plus grand ». Il y a fort à parier que si Alborz reçoit un jour une consécration internationale pour son travail artistique, il y aura des voix cyniques pour rappeler fièrement qu’il a étudié au Luxembourg et que ce succès est un peu le nôtre.

France Clarinval
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