Surtout pas de précipitation. Les autorités luxembourgeoises ont tranquillement attendu que les 27 ministres des Affaires étrangères de l’UE donnent leur feu vert au niveau politique lundi 31 janvier sur le principe du gel des avoirs de l’ex-président tunisien Zine el-Abidine Ban Hamda Ben Ali et de son épouse Leila Bent Mohammed Trabelsi. Il s’agit d’une décision qui n’est pas si courante, l’UE se contentant le plus souvent de prendre à son compte des décisions prises à un niveau international, en transposant notamment les listes noires de l’Onu. Dans le cas des Ben Ali, la décision de l’UE repose sur ses propres principes juridiques. Il a donc fallu bétonner le dispositif pour éviter qu’il ne soit annulé par les juridictions européennes.
La prudence du gouvernement luxembourgeois répond à celle du Conseil de l’UE, qui a limité pour l’heure sa liste à deux noms (la liste a été publiée dans le Journal officiel de l’UE mercredi 2 février), avant sans doute de l’étendre à une quarantaine de personnes de l’entourage du président tunisien déchu. Il faudra attendre que les autorités européennes, qui craignent plus que tout de se faire rabrouer par la Cour de Justice de l’UE – laquelle a récemment annulé plusieurs de ses listes de terroristes présumés – disposent de données précises identifiant les « profiteurs du régime tunisien » pour bloquer leurs avoirs en Europe. Le nouveau gouvernement tunisien, mis en place après la fuite de Ben Ali le 14 janvier dernier, a lancé un mandat d’arrêt contre plusieurs dirigeants et proches du président, outre ce dernier et son épouse, mais les standards techniques tunisiens ne correspondent pas à ceux qui sont en vigueur dans une UE très regardante sur les questions procédurales. Toutes les décisions prises par l’UE doivent reposer sur une base juridique solide et une motivation explicite (ici, elle est économique). L’enquête judiciaire des autorités tunisiennes porte « sur le détournement de biens immobiliers et mobiliers, ouverture de comptes bancaires et détention d’avoirs financiers dans plusieurs pays, dans le cadre d’opérations de blanchiment d’argent ».
Le Conseil du 31 décembre a entendu cinq sur cinq Tunis en décidant « d’adopter des mesures restrictives à l’encontre de personnes responsables du détournement de fonds publics tunisiens, qui privent ainsi le peuple tunisien des avantages du développement durable de son économie et de sa société et compromettent l’évolution démocratique du pays ». Le même raisonnement pourrait d’ailleurs servir à l’avenir de base juridique à l’UE contre d’autres dirigeants du monde qui auraient pillé les richesses de leur pays.
La décision du Conseil est directement applicable au Luxembourg ainsi que dans les 26 autres États membres. L’Autriche avait un peu devancé la décision du Conseil samedi 29 janvier, en annonçant par la voix de son ministre des Affaires étrangères Michael Spindelegger, le gel immédiat des avoirs de Ben Ali. Cela dit, aucune indication n’a été fournie par les autorités sur les biens que la famille de l’ancien dirigeant tunisien pouvait détenir en Autriche. Le geste de Vienne est à interpréter comme de la propagande politique dans le cadre de l’image de marque qu’entend se forger un pays qui pratique le secret bancaire tout comme le Luxembourg, et tient à le préserver aussi longtemps que possible (là aussi comme le Luxembourg), tout en démontrant qu’il ne servait pas à protéger les « kleptocrates ». La déclaration du chef de la diplomatie autrichienne ne laisse planer aucune ambiguïté sur l’opportunisme de la décision : « Nous voulons envoyer un signal clair, a-t-il dit, que l’Autriche n’est pas un havre sûr pour l’argent volé ou les fortunes illégalement acquises ». La formule est plutôt maladroite et son effet sur l’image du pays risque d’être contreproductif. Ça voudrait dire en somme qu’avant sa chute, l’argent mal acquis du potentat tunisien ne posait pas de problème de conscience aux Autrichiens.
Ni aux Luxembourgeois d’ailleurs, qui avaient programmé à la mi-janvier, au moment des émeutes de la population et du départ du président, une virée de prospection économique dans une Tunisie dont les ressorts de l’économie étaient d’une manière directe et indirecte dans les mains du clan Ben Ali. La mission fut annulée à la dernière heure par la délégation luxembourgeoise conduite par le ministre LSAP de l’Économie Jeannot Krecké. Il se contenta d’une tournée en Algérie.
C’est sans doute pour ne pas tomber dans la même démagogie que les Autrichiens que les autorités luxembourgeoises ont observé le silence radio. Luc Frieden, le ministre des Finances, et François Biltgen, son homologue à la Justice, ont refusé d’avancer sur ce terrain glissant d’un gel précipité des avoirs du dirigeant tunisien. Titillés par les Verts dans une question parlementaire urgente (posée le 19 janvier), les deux ministres CSV ont répondu de concert d’abord qu’ils ne disposaient pas « d’informations concernant des avoirs et des ressources économiques du président Ben Ali déchu et de son entourage au Luxembourg » et ensuite que le gouvernement luxembourgeois « appliquera évidemment les règles qui seront décidées le cas échéant au niveau européen ». Les deux ministres ont également mis en avant les dispositions anti-blanchiment du Luxembourg, qui imposent à tous les établissements financiers de notifier « sans délai » toute opération suspecte à la Cellule de renseignements financiers du Parquet de Luxembourg.
Y a-t-il eu des « tilts » des banques luxembourgeoises repérant des mouvements suspects opérés par des membres du clan Ben Ali ? Des vérifications auraient été conduites sur la base des informations relayées par la presse, sans que l’on sache à quoi elles ont abouti. Si des avoirs devaient être identifiés et saisis, la route la plus courte pour Tunis serait d’actionner l’entraide judiciaire internationale. Les autorités luxembourgeoises ne devraient pas se faire prier pour l’exécuter.
Paris, qui a sans doute des choses à se faire pardonner en raison de la proximité que son gouvernement a entretenue avec le dirigeant tunisien dégommé, avait également été prompt à annoncer par le biais de sa ministre de l’Économie, Christine Lagarde, une surveillance de près des comptes et avoirs de Ben Ali. Poudre aux yeux. Il faut ainsi rappeler que le « monitoring » serré fait partie des obligations des banques françaises (ces exigences s’appliquent à tous les établissements financiers de l’espace européen) envers les « personnes politiquement exposées », un genre de client requérant un traitement à part, avec des vérifications très régulières des flux d’argent sur leurs compte ou des mouvements suspects.
Hors de l’UE, la Suisse, qui a du mal à se débarrasser de sa réputation de sanctuaire des potentats africains, a publié le 19 janvier, une « ordonnance instituant des mesures à l’encontre de certaines personnes originaires de la Tunisie ». La liste « noire » concerne l’ancien président Ben Ali et son épouse ainsi qu’une quarantaine de personnes gravitant autour du noyau présidentel. La liste suisse a d’ailleurs donné lieu à polémique, certains noms n’ayant rien à voir avec l’ancienne « famille régnante ». Un membre du gouvernement fédéral a d’ailleurs reconnu lui-même « deux imprécisions » dans la liste.Pressée par son opinion publique, Micheline Calmy-Rey, la présidente suisse, avait avancé en marge de la sortie de l’ordonnance la somme de 621 millions de francs suisses d’origine tunisienne. Elle n’a pas osé depuis lors se prononcer sur des montants éventuellement saisis liés à Ben Ali et/ou à ses proches.
Vu ce cheminement chaotique, on comprend la retenue des dirigeants européens avant de se lancer à la chasse aux sorcières, malgré la pression de leur opinion publique exigeant des mesures rapides contre les exacteurs de la Tunisie et leurs dinars mal acquis.
Sur le plan national, la question sera de déterminer maintenant si l’ancien dirigeant et ses proches avaient des intérêts financiers sur la place financière de Luxembourg. La pêche aux fonds suspects pourrait toutefois s’avérer décevante concernant en tout cas directement Ben Ali, car le centre financier luxembourgeois n’est pas un sanctuaire où les dirigeants politiques de tout acabit seraient tentés de placer leurs fonds. À moins d’avoir recours à des montages juridique complexes. Ils sont davantage attirés par Genève, Zurich ou des centres plus exotiques.
Un ancien banquier désormais avocat qui a requis l’anonymat, témoigne que les établissements luxembourgeois ont une peur bleue des clients de la classe politique, sans doute parce que les rares affaires qui ont éclaté au grand jour ont été ravageuses en termes d’image de marque. Un risque de réputation que les banques seraient bien téméraires de prendre, car il ferait un lien direct entre le secret bancaire et les dirigeants peu recommandables qui confondent leur portefeuille privé avec celui de leur pays. Si un dirigeant étranger de haut rang avait quand même l’idée saugrenue d’ouvrir un compte en direct au Luxembourg, il serait illico redirigé vers la maison-mère à l’étranger et la décision de le conserver relèverait du ressort des plus hautes instances de la banque, témoigne l’ancien banquier.
Depuis l’affaire Abacha, du nom de ce dictateur nigérian qui avait placé des centaines de millions de dollars dans une banque luxembourgeoise et dont les fonds n’ont toujours pas été restitués par le Luxembourg à son pays d’origine plus de dix ans après leur saisie, et celle tout aussi médiatique de l’ancien chef des services secrets péruviens, Vladimir Montessinos (environ cinq millions de dollars restent eux aussi encore « bloqués » au grand-duché faute de base juridique pour être restitués au Pérou), les opérateurs du secteur financier, à la recherche d’un souffle nouveau devant des flux d’argent qui s’assèchent, n’ont pas vraiment envie de jouer les kamikazes et se brûler les doigts avec l’argent des dictatures. En théorie, du moins.