Cinq coups à la fois pour « pénétrer le plus rapidement possible les principaux marchés européens », selon l’expression du « patron » du géant bancaire chinois ICBC, Jianqing Jiang. Les salves sont lancées à partir du QG luxembourgeois, ICBC Europe, d’où les dirigeants de la banque chinoise ont eu tout le temps de peaufiner la stratégie de déploiement européenne. Voici plus de quatre ans, depuis 2006, année de l’ouverture de la filiale luxembourgeoise qui a coexisté à l’ombre de la succursale, plus ancienne, qu’ils préparaient l’offensive. La filiale a fonctionné sans personnel et en affichant même des bénéfices en ne se rémunérant que sur ses fonds propres.
La percée se fait avec des moyens humains relativement modestes pour un début et de façon pragmatique – une centaine de personnes va travailler dans les cinq succursales et au siège luxembourgeois d’ICBC Europe dans un premier temps – et par le biais d’une croissance organique, alors que le groupe chinois, qui est la plus forte capitalisation boursière bancaire du monde et a réalisé au cours des dix premiers mois de 2010 des bénéfices de 19 milliards de dollars, n’aurait eu aucun mal à sortir son carnet de chèques pour s’acheter des banques en France, en Belgique, en Espagne, en Italie et aux Pays-Bas, les cinq pays où il ouvre des succursales pour y offrir des services financiers universels et, pourquoi pas, de la gestion de fortune et la vente de produits structurés.
Les ambitions d’ICBC en Europe ne restent pas moins très importantes, même si les dirigeants du groupe n’ont pas voulu s’étendre là-dessus lors de la conférence de presse lundi à Luxembourg, autant par souci de ne pas effrayer la concurrence que par crainte d’en dire trop sur leurs intentions commerciales. L’offre s’adaptera en fonction des opportunités et selon les pays. Pareil d’ailleurs pour le recrutement du personnel local : « Nous aviserons en fonction de notre dé-veloppement », a précisé un dirigeant d’ICBC. On sait que le grou-pe peut se donner les moyens de se payer des équipes au top et n’hésitera pas à aller les recruter dans les établissements concurrents. La filiale de Londres s’est ainsi offert une équipe de Rabobank spécialisée dans les matières premières.
Les banquiers du vieux continent observent attentivement ce déploiement d’ICBC, qui se cantonne pour l’heure à une succursale seulement par pays, ce qui limite les moyens de la banque chinoise dans les activités de banque « retail », sauf auprès de la communauté chinoise expatriée en Europe ainsi qu’aux « clients de banque privée en lien avec le marché chinois », dixit le directeur général de ICBC France, interrogé par le quotidien français Les Échos. Ce sont d’abord les entreprises chinoises établies dans les cinq pays cibles et les sociétés européennes désireuses de se développer en Chine qui sont visées en premier lieu par l’offre d’ICBC Europe : « Nous voulons devenir une passerelle entre les deux continents pour les entreprises », a indiqué lundi Jianqing Jiang. L’intérêt montré par la banque chinoise pour l’Europe (sa présence se limitait jusqu’alors à Londres, Francfort, Moscou et Luxembourg), après le déploiement de ses activités commerciales en Asie du Sud-Est et au Moyen-Orient, est en tout cas loin d’être perçu comme un non-événement dans le monde de la finance, qui regarde avec une certaine défiance l’internationalisation des banques chinoises allant de pair avec l’accélération des investissements dans les entreprises du vieux continent et une progression à deux chiffres des échanges commerciaux sino-européens (+ 33 pour cent en un an, pour atteindre 400 milliards de dollars).
Le maillage européen d’ICBC se fait à partir de Luxembourg : la maison-mère à Pekin a transformé les statuts de sa filiale luxembourgeoise en fin d’année en lui injectant plus de 115 millions d’euros dans le capital social et en changeant son nom de ICBC Luxembourg en ICBC Europe. Le projet mûrissait depuis 2006, il a fallu quatre ans pour que la maison-mère donne enfin son feu vert au démarrage des activités commerciales. « Les banquiers asiatiques sont des gens prudents et avant de se lancer dans le business, ils ont le souci de bien préparer les choses. Ils ne sont pas pressés », résume un proche du dossier.
Présent lundi à la conférence de presse, Luc Frieden, le ministre CSV des Finances s’est en partie attribué le mérite d’avoir fait venir la banque à Luxembourg en indiquant avoir travaillé depuis deux ans à convaincre les dirigeants chinois d’ICBC de ce choix stratégique. Opportuniste, le ministre a aussi profité de l’occasion que lui offrait la présence de la presse financière internationale pour rappeler les avantages qu’avaient les groupes financiers avec des ambitions européennes à établir leur plateforme au grand-duché en profitant du passeport européen qu’offre la réglementation de l’UE.
Luc Frieden a effectivement mouillé sa chemise lors de ses missions de prospection en Chine, menées sous la bannière de l’agence Luxembourg For Finance. Sur le plan pratique, et alors que les standards bancaires en Chine restent souvent perméables aux pratiques occidentales, notamment en matière d’évaluation des risques et de comptabilisation des créances douteuses, des accords bilatéraux ont été signés, il y a plus de deux ans en 2008, entre les autorités de régulation luxembourgeoises et chinoises (China Banking Regulatory Commission et China Securities Regulatory Commission) pour ouvrir aux investisseurs chinois, au-delà de Hong-Kong, des produits tombant sous la surveillance prudentielle de la Commission de surveillance du secteur financier (CSSF).
L’agitation des autorités et des dirigeants luxembourgeois pour se mettre ICBC dans la poche ne doit pas occulter les efforts qui furent déployés par l’équipe dirigeante de la banque chinoise au Luxembourg pour convaincre la maison-mère de l’opportunité d’installer la plateforme européenne au Luxembourg plutôt que dans un autre pays et offrir aux Européens des services financiers. « Il faut être ‘fair’ et saluer les mérites de la direction locale qui a su convaincre le groupe de s’implanter à Luxembourg. La maison-mère a d’ailleurs mis longtemps avant de se décider, car la concurrence était rude et le Luxembourg n’était pas la seule option possible », explique une source proche du dossier.
ICBC va à la conquête des marchés européens, doucement mais sûrement, et surtout avec une approche à long terme, loin des modèles occidentaux et sans avoir reçu de Pekin des objectifs précis en termes de dépôts et de crédits. Le grand patron Jianqing Jiang a jugé que c’était « le bon moment » de venir sur le vieux continent et que l’arrivée de sa banque était une « bonne nouvelle » pour l’Europe en passe avec des difficultés économiques, des banques européennes et américaines en proie à des attaques et une latitude de crédit des grandes entreprises européennes d’autant plus réduite.
La conquête du marché se fera sur la longue durée et sans mener de stratégie offensive qui passerait par exemple par des taux de rémunération attractifs des dépôts des clients, comme l’ont fait il y a cinq ans les banques islandaises à partir de Luxembourg, avant de s’effondrer comme un château de cartes. Dans l’octroi de crédits en revanche, les banques chinoises, qui ont la réputation de voir large, du moins sur leur marché domestique, auront sans doute des cartes à abattre, notamment auprès des entreprises européennes en quête de liquidités pour développer leurs affaires à l’international.