Les assureurs luxembourgeois grignotent gentiment le terrain de chasse des banquiers dans la collecte de l’épargne, grâce à des rendements que les placements bancaires ne peuvent pas, pour l’heure, concurrencer en raison de leur rémunération peu attractive. Le phénomène, sur le plan local, est trop récent et marginal en termes de récolte pour inquiéter les banquiers, d’autant moins que le monde de la banque et celui de l’assurance font souvent cause commune pour séduire les épargnants. À un point où il devient désormais difficile de distinguer entre les spécificités des deux métiers.
Le contexte des taux d’intérêts historiquement bas a contribué à l’emballement des Luxembourgeois pour les produits d’assurances, dans leur version « soft », à forte composante d’épargne financière et sans incitant fiscal pour les résidents. Paradoxalement d’ailleurs, une des grandes spécialités de la place financière est la commercialisation à des clients non-résidents de produits vie, qui sont avant tout des produits financiers portant des faux-nez de contrats d’assurances, échappant ainsi, et jusqu’à ce que la réglementation en Europe soit modifiée, au prélèvement sur les revenus des capitaux auquel les autres produits financiers sont soumis, conformément aux dispositions de la directive européenne sur la fiscalité de l’épargne.
L’engouement pour ce type de produits qui ont fait les beaux jours des compagnies luxembourgeoises opérant en libre prestation de services sur les marchés européens à destination d’une clientèle haut-de-gamme et soucieuse de la discrétion de ses placements, a mis du temps à contaminer les épargnants résidents. Sans doute parce que ceux-ci, ne représentant pas une masse critique suffisante, n’intéressaient pas les assureurs. Les opérateurs les considèrent maintenant avec davantage d’attention. La part de l’épargne « locale » dans les flux d’argent qui, par milliards, gonflent les primes des assureurs-vie du pays reste toutefois infime.
Les campagnes de publicité lancées presque simultanément en début d’année par Axa Luxembourg et Foyer, à coup d’affichage et de spots à la radio (le député CSV Felix Eischen – agent d’assurance avec sa femme – a d’ailleurs prêté sa voix à la campagne du Foyer, ce qui a été moyennement apprécié dans la classe politique) montrent la détermination des assureurs à glaner le bas de laine des ménages luxembourgeois, dont on connaît assez mal l’ampleur, vu le peu de transparence qui caractérise le secteur financier du pays.
Selon les chiffres communiqués par la Banque centrale du Luxembourg (BCL), les dépôts des ménages et institutions sans but lucratif au service des ménages représentaient en décembre 2010 un montant cumulé de 24,138 milliards d’euros dont 19,87 milliards correspondaient à des dépôts à vue, un des placements favoris des Luxembourgeois. Largement après les dépôts à terme dont le volume a retréci comme une peau de chagrin au cours de l’année 2009 : de plus de treize milliards d’euros en janvier, ses montants sont tombés à 5,2 milliards à la fin de l’année et pointaient à 4,1 milliards en décembre 2010. D’autres chiffres de la BCL, concernant uniquement les ménages cette fois, indiquent que les montants des dépôts à terme à échéance initiale inférieure ou égale à un an s’affichaient à 1,64 milliard d’euros en décembre 2010 (10 milliards encore en octobre 2008, qui marque le haut de la vague de la crise) pour un taux de rémunération de 0,79 pour cent. Il s’agit d’abord de placements bancaires.
« L’épargne dans l’assurance vie individuelle représente des poussières de pourcentage par rapport à l’épargne placée dans les banques », reconnaît Bruno Durieux, directeur financier d’Axa Luxembourg. Les compagnies actives sur le marché local ont dû amasser ensemble une centaine de millions d’euros en 2010, Axa (28,5 millions d’euros de collecte en 2010) et Foyer (35 millions d’euros) se partageant les plus grosses parts du gâteau, La Luxembourgeoise, troisième acteur sur le créneau et moins agressive que ses concurrents, jouant le rôle d’outsider, ne souhaite pas pour l’heure communiquer sur les montants de la moisson de 2010.
Il n’empêche que le marché de l’épargne individuelle est potentiellement gigantesque pour les assureurs qui essaient depuis cinq ans de se frayer un chemin en jouant sur les spécificités de l’assurance, s’il en reste, par rapport à la banque. « Les banquiers se situent sur le court ou le long terme, alors que nous, assureurs, nous positionnons sur le moyen et le long terme », fait remarquer Pierre Yves Hanin, product manager vie chez Axa.
Recentrée exclusivement sur le marché national après avoir fait partie des pionniers de l’assurance vie en libre prestation de services à l’international et en avoir essuyé les premiers déboires, la compagnie Axa Luxembourg a été la première à ouvrir le feu en convertissant un fonds dit unit-linked délaissé par sa clientèle essentiellement belge et plus marginalement française en produit à vocation locale. Ainsi est né Borea. Ses débuts sur le marché luxembourgeois de l’épargne au début des années 2000 furent plutôt controversés et déclenchèrent des réactions en chaîne des opérateurs privés et des autorités luxembourgeoises. Une campagne de publicité tonitruante d’Axa vantant une rémunération à couper le souffle (calculée sur des rendements bruts, sans autres spécifications à l’attention du public) avait d’ailleurs été à l’origine à l’automne 2001 d’une circulaire du Commissariat aux assurances encadrant strictement la communication et la publicité des produits d’assurance vie individuelle, jusqu’au format que pouvait prendre l’annonce des taux de rémunération. La portée de la circulaire est désormais toute relative après que les assureurs, regroupés au sein de l’Association des compagnies d’assurances (ACA), se soient entendus en juin 2009 sur un code de bonne conduite relatif à la publicité en assurance vie. C’est d’ailleurs le patron actuel d’Axa Luxembourg, Paul de Cooman, devenu aussi dans l’intervalle président de l’ACA, qui a été l’un des fers de lance de ce code de conduite et en a dirigé les travaux.
Ce code de bonne conduite, dont l’origine aurait été fortement inspirée par le Commissariat aux assurances après un coup de gueule de son directeur consécutif à une campagne d’un assureur faisant ressortir un message plutôt ambigu au grand public, a permis de recadrer les assureurs en évitant des débordements qui pourraient s’avérer préjudiciables au secteur. Le code a aussi mis de la transparence dans le marché, puisque les assureurs sont tenus de mettre à disposition du public une fiche d’information financière standardisée facilitant la comparaison entre les différents produits d’un assureur à l’autre. Les trois grands acteurs de l’assurance s’y tiennent avec des fiches à jour.
Jusqu’à présent, l’ACA n’a eu à instruire (et à classer sans suite) qu’une seule plainte et il ne s’agit pas de produit d’épargne individuelle. Victor Rod, le directeur du Commissariat aux assurances, juge pour sa part que les campagnes récentes des compagnies Axa et Foyer « comportent une information correcte des rendements effectivement réalisés en 2010 ». « Le consommateur, ajoute-t-il, est rendu attentif au fait que les rendements réalisés en 2010 ne constituent aucune garantie pour l’avenir ».
Le Foyer, avec son produit Flexivie et ses deux déclinaisons (Flexivie Click avec taux zéro garanti et Flexivie Progress offrant un taux garanti à 2,25 pour cent, ce qui correspond au taux technique maximal fixé par le Commissariat1, et lancé début 2010 à la demande du partenaire bancaire de Foyer, la Banque Raiffeisen), a ouvert le bal de la campagne d’affichage aux premiers jours de janvier pour vanter ses performances : 3,4 pour cent pour son produit phare, le plus vendu, avec un taux de garantie à zéro. Ce taux est brut. Philippe Bonte, le directeur de Foyer Vie, précise que la communication du taux de rendement brut tient au fait que les frais de gestion de Flexivie varient en fonction des montants apportés par les clients : plus ils sont importants, moins les frais sont élevés. Les contraintes de la publicité ne permettraient pas de décliner les différents taux nets obtenus par les clients en fonction de la taille de leur patrimoine. Foyer Vie met en tout cas le paquet sur ses produits d’épargne individuelle qui ont représenté l’année dernière un tiers de son encaissement sur le marché luxembourgeois (35 millions d’euros sur plus de cent millions de primes). « La situation a été excessivement favorable en 2010 », reconnaît Philippe Bonte. Les épargnants ayant boudé les placements « sûrs » de type dépôt à terme en raison de leur rémunération au plancher, l’offre des assureurs séduit un nombre grandissant d’investisseurs. Le directeur de Foyer Vie précise toutefois qu’un « compte » de type Flexivie ne concurrence pas le dépôt à terme : « Nous cherchons à attirer les clients qui veulent investir à moyen et long terme chez nous », dit-il. D’ailleurs des pénalités de sortie sont prévues par tous les assureurs pour dissuader les investisseurs de retirer leur mise prématurément. « Nous souhaitons disposer de portefeuilles stables dans le temps », souligne encore Philippe Bonte.
La campagne du concurrent direct Axa a basé sa communication sur des rendements nets (trois pour cent pour le produit Borea 10 à taux garanti zéro), visant ainsi implicitement le message du Foyer Vie qui a communiqué dans ses messages publicitaires une rémunération brute. Chez Axa Luxembourg, les frais de gestion ne sont pas modulés en fonction des montants investis. « C’est une question de philosophie », explique Bruno Durieux.
Dernier venu sur le marché de l’épargne individuelle, l’assureur La Luxembourgeoise, avec son offre Safe- Invest, a recueilli en deux ans et demi un montant de 50 millions d’euros. Les chiffres de la collecte 2010 n’ont pas été communiqués par la compagnie. Le patron de la branche vie, Jean Habay, a indiqué au Land que la récolte de l’année dernière n’avait pas représenté un « gros volume » par rapport aux montants de l’encaissement (110 millions d’euros) de primes nouvelles de la branche d’assurance vie en 2010. Bien qu’il affiche un taux de rendement de trois pour cent net en 2010 (et 3,50 p.c. en brut), Safe-Invest n’est pas le produit « core » de La Luxembourgeoise. Sans doute que la présence de la Spuerkeess dans son capital (40 pour cent) rend les dirigeants de La Luxembourgeoise plus circonspects que la concurrence sur ce créneau de l’épargne. Safe-Invest a été lancé il y a deux ans et demi sous deux formes : l’un, classique, avec un taux de garantie à zéro et le second comprenant des options (Safe Invest +), notamment une prime décès. Jean Habay confirme que sa compagnie ne pousse pas trop ses clients à la consommation de produits qui ressemblent à s’y méprendre à des produits bancaires. S’exprimant à titre personnel, il renvoie chacun à son métier : J’estime, dit-il, que les assureurs doivent rester concentrés sur le risque et qu’il ne faut pas mélanger les genres ».
Toujours est-il que sur ce créneau relativement nouveau sur le plan local de l’épargne assurance, la concurrence entre les grands acteurs reste gentillette et la guerre des taux entre assureurs, telle qu’elle existe sur les marchés voisins plus matures, ne se fait que par publicité interposée.
Plus ou moins trois pour cent de rendement net, ça ne fait évidemment pas rêver, mais, compte tenu de la rémunération que les banques offrent et les déboires que certaines ont connus lors de la crise financière, ce taux séduit de plus en plus d’épargnants luxembourgeois. Cela dit, avec la remontée probable du loyer de l’argent, les assureurs ne se font pas trop d’illusions sur l’évolution de la récolte dans le futur. Une étude de marché réalisée il y a deux ans par Axa Luxembourg pour ses besoins propres a montré que malgré la crise, la confiance des épargnants luxembourgeois envers leurs banques restait pratiquement indemne. Les assureurs croient quand même qu’ils ont une place à prendre et marquent progressivement le terrain. Ils ont le temps avec eux. « Le potentiel du marché est énorme », indique Bruno Durieux.