Prequel Cela devait être le dénouement judiciaire d’une polémique qui a secoué le Landerneau culturel pendant plusieurs mois. Le point de départ du procès de cette semaine est une interview réalisée en septembre 2016 par Sophie Schram pour RTL Télé Lëtzebuerg avec le directeur du Mudam de l’époque, Enrico Lunghi. Exaspéré par les questions redondantes et l’insistance de la journaliste, celui-ce perd brièvement son sang-froid et repousse le micro. Un montage biaisé et totalement à charge contre lui est diffusé dans l’émission De Nol op de Kapp. La journaliste affirme qu’elle est a été blessée, se met en congé de maladie et annonce qu’elle portera plainte. (Aujourd’hui on sait qu’aucune plainte n’a finalement été déposée, ce que le directeur du Mudam n’a appris qu’après avoir présenté ses excuses à Schram, excuses exigées justement pour retirer la plainte). Le Premier ministre Xavier Bettel ordonne une enquête disciplinaire qui conclura que l’image et le son de l’interview ont été montées de manière à donner à la scène une tournure plus dramatique et violente que la réalité. RTL fait le ménage, arrête l’émission et envoie son directeur à la retraite. Considérant qu’il ne peut plus travailler sereinement Enrico Lunghi démissionne et s’estimant « atteint dans son honneur », il porte plainte pour coups et blessures et diffamation.
Distribution des rôles L’ancien directeur du Mudam espérait que le point final de son « affaire » s’écrive cette semaine : la septième chambre correctionnelle du tribunal d’arrondissement de Luxembourg allait juger les quatre prévenus, Alain Berwick, Sophie Schram, Marc Thoma et Steve Schmit. Ils voudraient aussi tourner la page. Le déroulement de l’audience ce mardi après-midi en a décidé autrement : Gaston Vogel, avocat de Sophie Schram, arrivé en boitant et s’aidant d’une canne, s’est plaint de douleurs à la jambe et a été emmené par les secours. Le procès n’a pas repris ce mercredi matin car le ténor du barreau a annoncé avoir la jambe cassée et n’a pas pu être remplacé. L’affaire a été remise et au 17 avril. À l’issue des 90 minutes qu’aura duré cette ébauche de procès, le sentiment qui prévaut est d’avoir assisté à une sorte de spectacle. Avec, par ordre d’apparition…
Enrico Lunghi arrive en avance mardi après-midi. Costume gris sur un pull corail, il s’installe sur une des places destinées au public. Partie civile, il est représenté par son avocat, Me Jean Lutgen et n’aura pas à prendre la parole. Sa femme, Catherine Gaeng est assise à ses côtés. Le livre qu’elle a écrit sur l’affaire, Donc nous avons menti au public, est posé sur ses genoux (attention, ceci est un MacGuffin). Progressivement les chaises du public se remplissent et on y reconnaît plusieurs personnalités du monde culturel, dont Jo Kox. Aujourd’hui Premier conseiller du ministère de la Culture, il a longtemps partagé la direction du Casino Luxembourg avec Enrico Lunghi. À l’époque, ils étaient souvent présenté comme « les Dupont et Dupond de la culture » en raison de leur proximité et leur amitié. La presse est très largement représentée, y compris par RTL qui veut sans doute montrer que la chaîne a changé depuis l’affaire. Un sujet de près de quatre minutes y fut consacré dans le Journal du soir, revenant sur les étapes, donnant une vision la plus neutre possible des événements.
Les prévenus entrent en scène, avec leurs avocats respectifs, tous des grands noms du barreau. Marc Thoma, ancien journaliste de RTL, a toujours cet air bourru, un peu renfrogné qu’on lui connaissait à l’antenne, comme marqué par les années à se scandaliser des situations que lui exposaient ses interlocuteurs dans son émission De Nol op de Kapp. Son avocat, Daniel Baulisch est une de ces figures qui apparaissent dans plusieurs affaires médiatisées. Il est l’avocat du principal suspect dans le meurtre de Diana Santos, du chauffeur incriminé dans un accident de voiture qui avait causé la mort d’un policier en 2018 ou de Félix Eischen dans l’affaire du « CSV-Frëndeskrees ». L’ancien CEO de RTL Luxembourg, Alain Berwick monte les marches tout en sourire et tout en bronzage, très décontracté, pull bleu sur un jean. Il est représenté par André Lutgen, autre ténor qui s’est fait entendre dans le procès des montres de Flavio Becca ou comme avocat d’ArcelorMittal, position dans le cadre de laquelle il a été poursuivi pour outrage à magistrat, un procès qui a fait grand bruit (d’Land 02.07.2021). Thierry Reisch et ses inséparables lunettes rondes suit avec son client Steve Schmit, chef des programmes de RTL à l’époque des faits et depuis promu directeur adjoint de la chaîne. L’ancienne journaliste d’RTL, Sophie Schram est la grande absente de ce procès. Son avocat, Me Gaston Vogel a demandée qu’elle soit excusée, ce qui fut fait. Il a aussi précisé qu’il était tombé peu avant et souffrait de douleurs à la jambe tout en déclarant : « Si je n’arrive plus à marcher, j’arrive toujours à penser ».
Premiers épisodes Dans la salle d’audience, la numéro 10, plus spacieuse que celle qui était initialement prévue, tout est prêt. Un grand écran a été installé pour diffuser les enregistrements de l’interview qui a mis le feu aux poudres. Le projecteur a été testé. Le président de la chambre correctionnelle, Stéphane Maas, fait son entrée. Tout le monde se lève… Un temps suspendu, le public s’agite un peu, toussote comme pendant que les instruments de l’orchestre s’accordent. Et Gaston Vogel lance les hostilités. L’idée est de soulever des objections de procédure pour demander l’irrecevabilité des poursuites à l’encontre de sa cliente. Il en vient à la Convention européenne des droits de l’Homme quant à la clarté des accusations, évoque le libellé obscur et crie à la violation des droits de la défense. Le stentor tape du poing en dénonçant « un procès complètement absurde et idiot » et s’étrangle en martelant que des pièces, extraites du dossier médical de Sophie Schram sont maintenues dans le dossier répressif qu’il a reçu alors que la chambre du conseil de la Cour d’appel les avait écartées. S’en suit un échange presque comique avec le procureur sur l’efficacité du « Service Copie » du ministère public qui a laissé ou non ces pièces au dossier et sur l’importance de travailler avec des documents imprimés. Puis avec le président : « C’est le désordre parfait dans les scans reçus », tance Vogel. « Je travaille avec du papier, des documents rangés dans des classeurs », lui répond Maas. « C’est la justice à l’ancienne, comme au 18e siècle », enfonce l’avocat.
Daniel Baulisch et André Lutgen emboîtent le pas de leur confrère pour continuer les objections procédurales. Le premier estime que « le procès a déjà été fait dans la rue ». Il fustige en particulier les deux livres publiés par l’épouse d’Enrico Lunghi (et voilà que le Mac Guffin prend son sens) où sont divulguées des informations couvertes par le secret de l’instruction, des extraits du rapport du juge d’instruction. Les débats prennent à nouveau une tournure cocasse quand le président de la chambre correctionnelle explique ne pas connaître l’existence de ces livres et, en conséquence, ne pas les avoir lus. L’avocat de Marc Thoma lui tend son exemplaire, mais Stéphane Maas ne s’en saisi pas, arguant que le livre ne figure pas dans les pièces du dossier. Baulisch dénonce le « tapage médiatique » qui mettrait en péril l’impartialité du tribunal : « les médias ont déjà fait le procès ». « Ce ne sont pas les médias qui font le procès, c’est cette Cour », lui renvoie l’intéressé. « Maître Baulisch est déçu de savoir que vous serez impartial parce que vous n’avez pas lu le livre », taquine le procureur.
À son tour, André Lutgen cherche la faille, critiquant le temps écoulé depuis les faits et estimant que « le délai raisonnable a été dépassé ». L’avocat de Alain Berwick considère que « ce délai est imputable aux autorités qui ont creusé au-delà du raisonnable » et de citer en vrac des perquisitions chez RTL et au CHL, des commissions rogatoires, une enquête jusqu’en Roumanie (où vit la docteure qui a émis le certificat médical de Sophie Schram)… « Il y a des dossiers criminels qui sont moins fouillés que ceci ». « Vous voulez dire que nous avons été trop méticuleux ? », interroge le président. « Je parle d’acharnement », lui répond l’avocat. Il invoque aussi la prescription : « Plus de six ans après les faits, cela n’a plus d’intérêt de remettre au premier plan une histoire que tout le monde a oubliée. » Le procureur balaie ces arguments, estimant que la longueur de la procédure était principalement due aux nombreux recours devant la Cour de cassation par les conseils des prévenus qui ont cherché toutes les astuces de la procédure pénale pour faire annuler les poursuites à leur encontre. Il pointe aussi l’incohérence des arguments qui d’un côté considère qu’il y a trop de tapage (« médiatique, pas nocturne »), de l’autre estime l’affaire oubliée. Le représentant du parquet a demandé que l’ensemble des moyens soient joints au fond « pour que l’instruction de l’affaire puisse enfin débuter ». Peine perdue : après la suspension d’audience durant laquelle les juges s’étaient retirés pour se consulter (et décider de verser les moyens soulevés par la défense au fond), Gaston Vogel a expliqué qu’il souffrait trop et a dû être pris en charge médicalement.
Sequel Avec sa plainte, Enrico Lunghi voulait obtenir des éclaircissements, espérant « une fois pour toute », ne plus devoir « défendre son honneur ». Par la voix de son avocat, il demande des dommages et intérêts d’un montant de quelque 46 000 euros, aux termes du préjudice moral, d’atteinte à l’intégrité physique et de pertes financières. Avec le report du procès en avril, toutes ses questions restent en suspens. La lumière attendra.