La nouvelle se propage dans les rédactions via l’intervention de ses proches : l’ancienne avocate d’affaires, Farida Chorfi, condamnée à trente mois de prison en 2019 par la justice suisse (notamment) pour blanchiment aggravé, a été acquittée de ce chef d’inculpation à Genève en appel par l’arrêt du 22 novembre, communiqué cette semaine aux parties. Une revanche ou une réhabilitation pour son entourage. Face au Temps, son conseil Grégoire Mangeat espère que cet acquittement portera « un coup d’arrêt à l’entreprise d’écrasement pénal infligée » à sa cliente depuis huit ans et suffira « à la relever ». « Au moins, sa qualité d’avocate est restaurée », estime son mandataire.
Il s’agit aussi d’un soulagement en termes financiers. Le jugement du 9 décembre 2019 ordonnait à Farida Chorfi, 61 ans, de régler la somme de 35 millions d’euros aux héritiers de la vicomtesse Amicie de Spoelberch en dédommagement de 815 000 actions AB Inbev qui, selon les juges, leur appartenaient mais que Farida Chorfi avait caché dans de multiples banques en Europe et dans le monde. La justice suisse avait d’ailleurs placé sous séquestre le restant du magot, d’une valeur de quarante millions d’euros, retrouvé en Europe, mais aussi à Dubaï et Singapour. Certaines confiscations tiennent aux ramifications luxembourgeoises de l’affaire : des avoirs sur un compte ouvert à la Banque Rothschild à Genève au nom de LIA Victory Asset Management, une société d’investissement luxembourgeoise sanctionnée en 2017 par la CSSF pour manquements aux obligations professionnelles (après visite sur site consécutive aux Panama Papers). Entre autres comptes saisis, figure un enregistré chez Rothschild Genève au nom de Lombard International Assurance, le bancassureur international basé à Luxembourg qui propose des wrappers à ses clients sophistiqués (de l’argent placé dans une police d’assurance déposée en banque au nom de l’assureur).
Farida (aka Fara) Chorfi avait fait appel du premier jugement (d’Land, 13.12.2019) pour se voir acquittée sur toute la ligne. Les héritiers Bailo-Spoelberch avaient eux aussi déposé recours pour récupérer plus, à savoir la rondelette somme de 220 millions d’euros. Selon l’accusation, Fara Chorfi avait caché 695 000 actions de la société Interbrew, devenue AB Inbev, qu’elle aurait obtenus en escroquant Alexis et Patrice Bailo, héritiers de la vicomtesse Amicie.
Avocate aux barreaux de Bruxelles et de Luxembourg, Farida Chorfi était devenue en 2000 le conseil juridique d’Amicie de Spoelberch, alors 78 ans, et de son compagnon Luka Bailo, joueur invétéré de quinze ans son cadet. Elle avait réglé les points de droit pour leur mariage en 2001 à Luxembourg. L’avocate avait aussi conseillé la structuration patrimoniale. Le couple s’était domicilié au Grand-Duché pour des raisons fiscales. Ils y avaient acheté un appartement avenue du X Septembre, mais résidaient, lors de leurs passages, à l’Hôtel Parc Belair où la direction avait fusionné deux chambres pour leur plus grand confort. Le flambeur d’origine serbe avait eu deux fils (en 1979 et 1982) d’une précédente union avec la meilleure amie d’Amicie. Cette dernière a adopté les enfants (alors majeurs) en 2003. Luka Bailo est décédé en octobre 2004. Le semblant d’équilibre entre les parties a alors volé en éclat.
Le 20 septembre 2005, Farida Chorfi a tenté de se faire nommer légataire universelle de la fortune de la vicomtesse Spoelberch en faisant authentifier par un notaire (vigilant) le testament manuscrit « dicté de toutes pièces à Amicie de Spoelberch ». C’est ce qu’ont retenu les juges luxembourgeois en 2017 à l’issue de quatre procès et d’une procédure longue de dix ans née d’une plainte d’Amicie de Spoelberch contre son avocate. La vicomtesse est morte le 21 mai 2008, mais l’assignation a été reprise par la fondation familiale Roger de Spoelberch puis par ses héritiers directs, les frères Bailo-Spoelberch… avant que ces derniers ne se rétractent en 2010. Le parquet a poursuivi. En 2016, la Cour d’appel a condamné l’avocate à 24 mois de prison, une peine confirmée en cassation l’année suivante. Au cœur de l’accusation à l’époque, le sort de 915 000 actions Interbrew détenues dans un coffre, le numéro 92, à la banque Natexis au Kirchberg. Le compte avait été ouvert au nom de la société offshore Oldcab dont les bénéficiaires effectifs étaient les frères Bailo-Spoelberch. L’administratrice : Farida Chorfi. Les intéressés assurent s’être faits voler les actions en décembre 2004, alors qu’Amicie de Spoelberch était hospitalisée à la clinique du Kirchberg après une chute. Les magistrats de la Cour d’appel luxembourgeoise n’ont pas condamné Farida Chorfi pour le vol des 915 000 titres Interbrew (dont 100 000 ont été restitués entretemps aux héritiers), faute d’éléments matériels quant à un vol ou quant à l’existence même des titres réclamés. Mais une partie a réapparu en Suisse. Des banques ont signalé des avoirs douteux à la lecture des coupures de presse sur le procès Chorfi au Luxembourg.
La justice helvétique a ouvert des poursuites pour blanchiment et a découvert 88 millions d’euros d’actifs répartis par l’avocate dans différents établissements. En première instance, la justice suisse a considéré que la possession par l’ancienne avocate, depuis mars 2005, des 815 000 titres dont les héritiers Spoelberch affirment avoir été dépouillés, « résulte bel et bien d’une infraction contre le patrimoine commise par Farida Chorfi ». Le dossier judiciaire révèle les multiples mouvements de compte : par exemple un million d’euros utilisés par la sœur de l’avocate pour s’acheter une maison en Belgique, et les retraits de cash dans les banques suisses. Apparaissent aussi entre 2011 et 2013 des virements consécutifs à des ventes d’actions (pour 760 000 euros) opérés depuis la Suisse vers Victory Asset Management dont le directeur de l’époque (et dirigeant de Natexis quand les titres ont disparu en 2004) disait qu’ils étaient « régulièrement mis à la disposition de Farida Chorfi en liquide au Luxembourg ».
Le ministère public helvétique estime que l’avocate devenue gestionnaire de patrimoine a trompé les frères Bailo « en abusant de son influence sur eux à un moment de grande vulnérabilité » puisqu’ils venaient de perdre leur deuxième parent, leur père Luka Bailo, et qu’ils se « retrouvaient propulsés, sans plus aucune référence à leur famille de sang et à leur passé, dans les méandres d’une vie d’enfants adoptifs de la Vicomtesse de Spoelberch et par là d’héritiers d’une fortune colossale, à laquelle rien ne les avait préparés et alors qu’ils étaient à peine majeurs. » Les magazines financiers évaluent autour de 900 millions d’euros la fortune d’Alexis et de Patrice Bailo-Spoelberch.
Le parquet suisse remarque ainsi que « cette situation » a eu un « effet dévastateur sur leur santé physique et psychique, les frères souffrant d’addictions multiples ». On lit dans l’arrêt de 90 pages de la Cour d’appel de Genève qu’Alexis Bailo consommait environ trois grammes de cocaïne par jour et buvait quotidiennement deux grandes bouteilles de rhum. « L’alternance entre le rhum et la cocaïne l’empêchant de dormir, il prenait également des somnifères », est-il écrit. Son frère consommait entre 200 et 300 pilules de Stilnox par jour avant la mort de leur père, avant de basculer dans la morphine par injections veineuses. » Régulièrement, une vingtaine de personnes faisaient la fête chez lui pendant deux à quatre jours « sans dormir », lit-on encore.
De la conviction du bureau du procureur suisse puis des juges de première instance, Farida Chorfi avait abusé de ses connaissances en matière juridique et de sa qualité d’administratrice de sociétés représentant les intérêts des Bailo-Spoelberch pour les spolier, notamment en leur faisant signer le 15 décembre 2004 un accord de paiement d’honoraires correspondant à l’intégralité du coffre Oldcab détenu chez Natexis, ou « à tout le moins » 795 000 titres Interbrew représentant une valeur de 22 millions d’euros à l’époque. L’avocate était alors payée 10 000 euros par mois pour son activité de mandataire de la famille.
Les frères réfutent. Ils ne se souviennent d’ailleurs de pas grand chose. Ils n’expliquent pas leurs multiples signatures figurant au bas de documents attestant de transferts de propriété ou de déplacement d’actions. L’un des deux raconte qu’une fois l’avocate s’était présentée chez lui quelques années après le décès de son père. Elle avait sept valises remplies de dossiers qu’elle lui a demandés de contresigner, « ce qu’il avait fait sans lire les documents ». Puis il y a ce courrier manuscrit du 17 juin 2008, selon lequel les frères confirmaient la donation de leur société Oldcab. La lettre a été écrite de la main de Patrice Bailo, alors âgé de 29 ans, mais l’intéressé ne reconnaît pas son verbe et la formulation des phrases. Il avait déduit s’être fait dicter la copie par Farida Chorfi, ce que l’avocate conteste.
Interrogée par le ministère public sur les contradictions dans ses explications, Farida Chorfi a expliqué que l’affirmation faite au juge luxembourgeois selon laquelle les 915 000 actions appartenaient, jusqu’au jour du dépôt de son mandat en 2006, à Oldcab et à ses bénéficiaires, était un « gros mensonge ». Dire la vérité aurait présenté des risques fiscaux pour les frères Bailo De Spoelberch ou violé une clause de confidentialité. Farida Chorfi prétend avoir hérité des actions dans le cadre d’une rémunération pour services rendus. Dans une convention, il est question d’un pour cent des avoirs de la famille, dans une autre, de dix pour cent. L’avocate explique qu’il s’agissait d’accords passés par voie orale avec les époux Bailo de Spoelberch de leur vivant. Le gros morceau tenait à la mission de retrouver les actions dont la vicomtesse avait héritées de sa famille et de les récupérer. Les 815 000 titres évaporés en 2004 serait sa part du pactole recouvré. (Ni l’endroit où le magot a été retrouvé, ni son importance, ne sont documentés.)
Or, pour justifier la provenance de ces actions à l’ouverture de ses comptes helvétiques, Farida Chorfi n’aurait présenté aux banques que la convention à un pour cent, « par souci de discrétion sur son patrimoine ». Elle n’a pas dit au juge luxembourgeois qu’elle avait acquis les actions Interbrew de manière licite et n’avait pas produit la convention d’honoraires car les frères Bailo étaient alors ses clients et elle n’avait pas « voulu violer le devoir de confidentialité à leur égard », est-il inscrit dans l’arrêt. Les magistrats suisses ont épluché les multiples documents apportés au compte-goutte sur les dix ans de procédure. « Chaque pièce peut être interprétée dans un sens ou un autre, confirmer une hypothèse ou en soutenir une autre, ce que les parties ne se sont pas abstenues de faire », écrivent-ils. Les capacités de discernement des héritiers Bailo au fil des ans laisse également planer un halo d’incertitude. Mais la Cour d’appel retient avant tout qu’il n’est pas établi que les accords de paiement signés par les frères Bailo le 15 décembre 2004 soient à l’origine de l’appropriation des actions par Farida Chorfi. Elle s’est emparée des titres en sa qualité d’administratrice d’Oldcab. « Faute de pouvoir démontrer la réalisation d’une infraction préalable, Farida Chorfi doit être acquittée du chef de blanchiment d’argent », concluent-ils. L’ancienne avocate reste néanmoins coupable de faux pour l’ouverture de comptes. La prévenue a en effet indiqué à trois reprises que sa sœur était l’ayant-droit économique. Elle écope ainsi de 250 jours-amende. Pile ce qu’elle avait effectué en détention provisoire et extraditionnelle. Last but not least, ce qui représente un réel manque à gagner pour les frères Bailo (et pour la Confédération helvétique qui devait hériter d’un surplus d’une trentaine de millions), les séquestres sur les comptes sont levés sans restriction. Les avocats des héritiers en Suisse indiquent au Land qu’un recours sera formé devant le Tribunal fédéral, l’instance suprême.
Conséquence indirecte de l’affaire Chorfi : les principaux dirigeants de Victory Asset Management ont été condamnés au pénal. Notamment, en 2020, le directeur de 2010 à 2017 qui avait dirigé précédemment, de 1999 à 2010, Natexis private banking. Pour ne pas avoir effectué la due diligence nécessaire au moment de l’accueil des fonds apportés par Farida Chorfi ou d’autres (comme ceux du beau père de Johny Halliday, condamné pour fraude fiscale en France), le prévenu a écopé de 10 000 euros d’amende par voie de jugement sur accord (une sorte de plaidé coupable).