« Veuillez calmer votre confrère, madame la bâtonnière », exhorte le président de la septième chambre correctionnelle mardi après-midi en prologue du procès d’André Lutgen. Stéphane Maas peine à recadrer l’audience composée d’avocats venus en nombre soutenir leur pair, poursuivi pour intimidation et outrage envers un magistrat, dans une procédure que les supporters de Lutgen perçoivent comme « une attaque frontale contre l’indépendance de la profession dans son ensemble », selon les termes repris dans l’email de l’association luxembourgeoise des avocats pénalistes, qui avait battu le rappel. La salle est farcie de robes noires, de rabats blancs et d’épitoges. Au moment où le juge Maas contraint l’assemblée à s’asseoir, pour beaucoup à même le sol, afin de respecter les règles de distanciation en vigueur, seul un homme se dresse. Vêtu en « civil » et bientôt attendu à la barre pour témoigner, il s’agit du juge d’instruction Filipe Rodrigues sinon victime de l’intimidation outrageante, destinataire des emails d’André Lutgen qui ont mis le feu aux poudres. On reviendra sur le fond du dossier. Pour l’heure, la bâtonnière Valérie Dupong prie Gaston Vogel d’obtempérer après qu’il a vociféré : « Non je ne porterai pas de masque. Non, je ne porterai pas de masque. » Une place s’est libérée aux premiers rangs. « Je vais me mettre près de vous », menace le truculent avocat. Stéphane Maas s’en amuse pour ne pas envenimer la situation. Gaston Vogel met un masque. On a frôlé l’implosion.
La présidente de l’ordre explique alors au micro « la forte délégation » d’avocats. « Ce procès contre un avocat prévenu dans l’exercice de sa profession inquiète particulièrement le barreau dans la mesure où aucune infraction n’a été retenue d’un point de vue déontologique à l’encontre de notre confrère », explique-t-elle. Valérie Dupong précise en outre qu’il lui tient à cœur que perdurent « les excellentes relations entre le barreau et la magistrature », menacées par la tension qui règne dans la grande salle du tribunal, réservée pour les audiences médiatisées. Ce lundi, tous les organes de presse ont dépêché un journaliste. De même, le soutien des avocats est tel que la quarantaine qui a pu rester a sacrifié une après-midi entière pour le procès. Outre le triumvirat du bâtonnat (François Kremer, Valérie Dupong, Pit Reckinger), des éminences de la profession observent (on n’en citera pas pour ne pas froisser d’égo par omission, mais elles sont là.). Ce procès fratricide n’aurait pas dû se tenir selon plusieurs observateurs et pour plusieurs raisons selon la place qu’ils occupent : innocence de la démarche de l’avocat, surexposition du juge d’instruction, fragilisation de l’appareil judiciaire, médiatisation et exacerbation nocives d’un désaccord entre deux maillons essentiels.
Les premiers échanges entre le tribunal et le prévenu menacent d’achopper. La malice de l’avocat de 73 ans, qui a exercé quinze ans en tant que juge d’instruction, peut être perçue comme de l’insolence. À la traditionnelle question de savoir si l’inculpé comprend sa présence devant le juge, André Lutgen répond par la négative : « Peut-être que le procureur peut m’expliquer ». Le président de la chambre Stéphane Maas, qui a lui aussi quitté l’instruction, laisse entrevoir sa nervosité. Invité à prêter serment, le témoin Filipe Rodrigues précise qu’il va se constituer partie civile et qu’il ne veut pas parjurer. Surprise générale. L’audience est suspendue avant même qu’elle ne commence vraiment. Dans le brouhaha, Alain Steichen peste: « C’est un vaudeville ».
L’audience reprend. Filipe Rodrigues se constituera partie civile et demandera des dommages à l’issue de son témoignage. On entre dans le fond du dossier. Lundi 27 mai 2019, un accident mortel survient au laminoir de Differdange de la société ArcelorMittal dont André Lutgen est l’avocat. Le juge d’instruction en charge, Filipe Rodrigues, ordonne l’apposition de scellés sur le disjoncteur principal et sur l’armoire électrique sur laquelle l’ouvrier s’est électrocuté. Il ordonne en outre une expertise pour déterminer les circonstances de l’accident. Mais les scellés sur le disjoncteur interrompent le courant électrique nécessaire à la bonne fonction du pont roulant sur lequel est acheminée la production du site. Selon la défense d’André Lutgen (François Prum, Maximilien Lehnen), la production est alimentée à quarante pour cent de son volume normal les 28 et 29 mai, mais à partir du 30, jeudi de l’ascension, « il devenait impossible d’évacuer les produits d’acier de l’usine ». L’arrêt de l’usine de Differdange aurait impliqué l’arrêt d’une partie de l’activité de Belval, en aval. 200 salariés auraient été placés en chômage technique et le préjudice économique aurait pu s’élever autour de vingt millions d’euros, selon la défense. Celle-ci souligne en outre que la mise en sommeil du disjoncteur principal était inutile car l’armoire électrique adjacente sur laquelle l’accident avait eu lieu dépendait d’un autre circuit. Informé par le policier que l’expert ne pourrait se déplacer que la semaine suivante, André Lutgen a jugé (il prétexte pour ne pas avoir à porter la responsabilité de l’inaction) opportun d’attirer l’attention du juge d’instruction sur ce fait. Dans un premier fax envoyé le 28 mai à 17 heures, il le prie « respectueusement » d’accorder la mainlevée des scellés sur le disjoncteur principal « pour éviter qu’une catastrophe économique s’ajoute au drame humain ». Sans réponse, et alors qu’il sait le magistrat de permanence, l’avocat réitère le lendemain à 8 heures. L’urgence est « absolue » ou encore « je vous demanderai de bien vouloir me tenir au courant jusqu’à midi ». Le juge d’instruction répond à 9h30 de manière succincte : « Je vous informerai de la levée des scellés dès que l’expert n’en aura plus besoin ». Celui-ci passe sur les lieux le jour-même. ArcelorMittal prévient un collaborateur d’André Lutgen, Mickael Mosconi, qui se rend sur place et qu’on informe vite que les scellés problématiques ne sont plus nécessaires, mais qu’il revient au juge d’instruction d’ordonner leur levée.
Voyant poindre le pont de l’ascension et le risque de ne pas lever les scellés avant le passage de l’expert, André Lutgen suit la procédure et demande une restitution des biens saisis. Mais pour s’assurer que le disjoncteur soit remis en état de marche dans la journée, l’avocat tente de joindre le juge à son bureau par téléphone. Sans succès. Il envoie alors deux emails qui ont été l’objet des débats et de la qualification pénale. Dans le premier envoyé peu après 15 heures, l’avocat prend acte du passage de l’expert, de ses conclusions quant à la possibilité de lever les scellés, mais aussi de sa soumission à la décision du juge d’instruction. « Aussi je vous demanderai de bien vouloir me faire savoir dans la demi-heure que ces scellés seront levés. Il ne s’agit d’aucune manière de faire une obstruction généralement quelconque à la justice, il faut simplement qu’une entreprise luxembourgeoise puisse continuer à travailler, toutes les constations nécessaires à la découverte de la vérité ayant par ailleurs été faites ». Faute de retour à temps, l’avocat tente à nouveau de joindre le juge d’instruction par téléphone. Sans succès. André Lutgen envoie alors vers 16h30 (toujours le mercredi) le deuxième email problématique. Il s’adresse aux ministres de l’Économie et de la Justice, Etienne Schneider et Félix Braz. En copie : le procureur général, Martine Solovieff. L’avocat invite les destinataires à considérer l’email envoyé précédemment et complète notamment : « Ce n’est pas la première fois que j’ai un incident avec lui. Inutile de préciser que tout ceci est inacceptable. »
Le juge d’instruction n’apprendra l’existence de cet email que le lendemain matin quand Martine Solovieff s’inquiètera de savoir auprès de lui s’il avait bien répondu à l’avocat. Filipe Rodrigues a entretemps levé les scellés. André Lutgen l’a découvert par ArcelorMittal. Le jeudi de l’ascension, le procureur général reproche dans un email à l’avocat d’avoir tenté d’immiscer le pouvoir exécutif dans une instruction judiciaire. L’avocat Lutgen lui répond le lundi 3 juin par courrier électronique (et à l’audience mardi, car Martine Solovieff est citée comme témoin) qu’il s’agissait de paver la voie dans l’hypothèse d’un recours en responsabilité contre l’État pour indemniser sa mandante, « une fois que j’aurais pu constater que le maintien du scellé n’aurait aucune raison d’être, sauf l’incurie des intervenants ». Les termes des trois emails déplaisent au juge d’instruction qui les signale dès le 5 juin au procureur d’État. Une enquête vise André Lutgen. L’avocat en informe dûment son ordre qui le blanchit sur toute la ligne. Rien ne contrevient à la déontologie. Après moult procédures, la chambre du conseil de la Cour d’appel renvoie l’inculpé devant le tribunal correctionnel.
Mais devant le juge mardi, Filipe Rodrigues fait figure d’accusé. Le magistrat, habillé (on l’a dit) en civil, répète qu’il ne communique pas sur une instruction en cours avec un avocat des parties. Les débats basculent sur le fond dans une grande nervosité. Stéphane Maas s’intéresse particulièrement à la rapidité du juge pour lever les scellés. Celui-ci répète qu’il n’a pas à répondre à un avocat alors qu’il a énormément de travail dans le cadre de sa permanence. « Ce n’est pas la question », s’énerve Stéphane Maas au point que les enceintes saturent. « Ech war diligent. Punkt », conclut le témoin. Filipe Rodrigues conteste en vouloir à André Lutgen. « Je n’ai pas connu d’incidents avec lui, mais lui en a eu avec moi ». Dorénavant, il en veut à l’avocat d’avoir pris contact avec le procureur général. « Il dénigre ma façon de travailler auprès des gens qui décident de ma carrière », explique le juge d’instruction qui s’interroge devant la virulence du tribunal au sujet des incidents détaillés par André Lutgen et commentés par le président de chambre : « Est-ce moi le prévenu ? », demande Filipe Rodrigues. André Lutgen prend l’audience à partie, de nombreux avocats présents aurait maille à partir avec ledit juge.
Jeudi matin. Les avocats, supporters ou curieux, sont venus moins nombreux. L’avocat du juge d’instruction, Daniel Cravatte, entreprend la plaidoirie à laquelle il a dorénavant droit en tant que partie civile. « J’ai été choqué par ce brouhaha généré par tous ces avocats présents et qui n’étaient pas partie au procès. Mais j’ai été particulièrement choqué par l’audition du témoin, comme si nous nous trouvions dans un règlement de comptes », énonce l’inscrit au barreau de Diekirch. « Zeuge im Kreuzfeuer », titre le Wort dans son édition de mercredi. L’avocat utilise la couverture médiatique pour plaider un traitement injuste et exprime des « doutes profonds sur l’impartialité du tribunal ». Stéphane Maas a clairement baissé d’un ton ce jeudi. Daniel Cravatte revient ensuite sur les faits et le travail « en toute impartialité » accompli par son mandant. Il rappelle que Filipe Rodrigues n’a pas porté plainte et les chambres du conseil (en deux instances) ont renvoyé l’avocat devant le tribunal correctionnel. Mais la composition de celui-ci, présidé par un ancien collègue de Filipe Rodrigues, ne convient plus à l’intéressé.
Une fois la plaidoirie de son avocat achevée, le juge d’instruction se lève et informe se diriger vers le bureau du président du tribunal d’arrondissement, Pierre Calmes, pour récuser son juge, Stéphane Maas. Un acte rarissime à ce stade de la procédure. L’audience est suspendue une petite heure. Chacun guette les allers et venues. Les juges reviennent. L’audience reprend. Le président Stéphane Maas relève qu’un acte de récusation a été déposé. Le procureur annonce devoir rédiger des conclusions sur les motivations pour que le président du tribunal statue sur une recomposition du tribunal ou sur la poursuite des débats. L’avocat d’André Lutgen, François Prum crie au « scandale » et à la « faillite du système judiciaire ». Sa cité est en passe de craquer.