Dans le monde entier les banques se préparent à faire face à une vague de problèmes de remboursements des prêts qu’elles ont accordés, avant la crise mais aussi depuis mars dernier, à leur clientèle de ménages et d’entreprises. Cette vague surviendra surtout au moment où les dispositifs d’aide imaginés au printemps arriveront à échéance. Ainsi en France, depuis le 25 mars les entreprises ont la possibilité d’obtenir, de droit, un report de leurs mensualités, soit en capital, soit en intérêts, soit pour l’intégralité. À partir du 25 septembre, elles devront reprendre leurs remboursements. Le capital restant à payer sera reporté sur la durée résiduelle du prêt, mais les intérêts non réglés pendant six mois seront exigibles en une seule fois ! Les craintes vont s’accroître au fur et à mesure que la date fatidique se rapprochera, car selon un mot prêté au financier américain Warren Buffett « c’est quand la mer se retire qu’on voit ceux qui se baignent nus ».
En juin, le gouverneur de la Banque d’Angleterre, Andrew Bailey, a estimé que 36 milliards de GBP (40,4 milliards d’euros) de « prêts Covid-19 d’urgence » aux petites entreprises risquaient de ne pas être remboursés. En France, selon un dirigeant bancaire, « le taux de faillite parmi les entreprises qui ont demandé un Prêt Garanti par l’État (87 milliards d’euros ont été distribués à 500 000 entreprises) sera de dix à vingt pour cent ». Mais si la situation économique est préoccupante du côté des entreprises confrontées à une forte baisse de leur activité, elle l’est aussi du côté des ménages, l’envolée attendue du chômage risquant de rendre un grand nombre d’entre eux incapables d’honorer leurs échéances.
À dire vrai, les banques n’allaient pas attendre l’automne pour commencer à enregistrer des provisions pour dépréciation destinées à faire face aux impayés voire aux faillites à venir, ce qui a fait plonger leurs résultats au deuxième trimestre. En Europe, plusieurs grandes banques ont déclaré des pertes, notamment l’Espagnole Santander (-11,1 milliards d’euros), premier établissement du pays et deuxième banque de la zone euro. Les dégâts ont été plus limités pour la Société Générale (-1,3 milliard) ou pour la Deutsche Bank (-77 millions). La plupart sont restées bénéficiaires, mais avec parfois une chute brutale de leur résultat : respectivement -96 pour cent et -91 pour cent chez HSBC et Barclays au Royaume-Uni, - 93 pour la Belge Belfius, -86 pour le groupe français BPCE, -79 pour ING, -77 pour cent pour l’italienne UniCredit et -50 pour BBVA en Espagne.
L’effondrement des résultats est directement imputable aux provisions pour créances douteuses. HSBC estime leur montant annuel pour 2020 entre 6,5 et 10,5 milliards d’euros, soit davantage que son résultat net (part du groupe) en 2019. Au premier semestre, Santander a provisionné l’équivalent de la moitié de son bénéfice 2019. À la Société Générale, les provisions ont quadruplé au deuxième trimestre tandis qu’elles ont doublé au Crédit Agricole. Dans la zone euro, les créances douteuses s’élevaient à 500 milliards d’euros au début de l’été mais leur montant pourrait assez rapidement doubler, fragilisant le secteur bancaire qui serait dès lors contraint de réduire son offre de prêts.
Pour éviter cette situation, la Banque centrale européenne (BCE) est en train de préparer une structure de défaisance pour y transférer ces montagnes de prêts qui pourraient ne pas être remboursés en raison de la crise économique issue de la pandémie. Un groupe de travail s’est attelé à ce projet de « bad bank » et ses travaux se sont accélérés depuis début juin. L’Italien Andrea Enria, président du conseil de surveillance prudentielle de la BCE et ancien président de l’Autorité Bancaire Européenne, a dit en soutenir l’idée, qui doit encore obtenir l’aval de la Commission de Bruxelles.
L’éventualité de cette création est discutée depuis longtemps car les créances douteuses des banques se sont accumulées après la crise financière de 2008-2009. Elles ont considérablement diminué depuis, mais il y a juste un an, le cabinet Deloitte les avait évaluées à quelque 651 milliards d’euros (sur vingt pays européens) soit trois pour cent de l’encours total. C’est globalement faible mais elles sont restées importantes dans certains pays, surtout quand on les exprime en pourcentage de l’encours total. Ainsi elles représentaient près de quarante pour cent des prêts en Grèce, 21,5 pour cent à Chypre, neuf pour cent au Portugal et huit pour cent en Italie. Dans d’autres pays, elles étaient modestes en proportion mais non négligeables en valeur : 124 milliards en France, 84 milliards en Espagne et 56 milliards au Royaume-Uni.
L’existence de créances douteuses oblige les banques à enregistrer des provisions pour dépréciation qui grèvent leur rentabilité, et par conséquent, en application de la réglementation prudentielle, leur capacité à délivrer de nouveaux prêts.
Le « coût du risque » (encadré) restait acceptable jusqu’au début 2020 mais son montant pourrait poser problème avec la montée attendue des défaillances d’entreprises et de ménages. Le 28 juillet, la BCE a publié une analyse selon laquelle, si le secteur bancaire de la zone euro résiste bien aux tensions causées par la crise sanitaire, la diminution des fonds propres des banques sera tout de même significative. Dans le scénario central, le ratio de fonds propres (CET1) agrégé des banques perd
1,9 point de pourcentage environ, pour s’établir à 12,6 pour cent, et dans le scénario sévère, il diminue de 5,7 points, à 8,8 pour cent d’ici la fin 2022.
Peu étonnant dans ces conditions que les actions du secteur bancaire en pâtissent : l’indice « Stoxx Europe 600 Financials » a chuté de 56 pour cent entre le 24 février et le 18 mars ; à la mi-août, il était encore à un niveau inférieur de près de 28 pour cent à celui du début de l’année, soit son niveau de l’automne 2016.
En 2017, le dernier projet de « bad bank » avait été rejeté en raison de l’opposition de l’Allemagne. En effet cette solution implique une responsabilité partagée des dettes, ce dont Berlin ne voulait à aucun prix. Mais le gouvernement allemand a récemment assoupli sa position en acceptant le principe de l’émission de « corona-bonds ».
Selon le dispositif envisagé, la « bad bank » achèterait les créances douteuses des banques en émettant des obligations, garanties par le Mécanisme européen de stabilité (MES). Ces obligations seraient souscrites par les banques elles-mêmes, qui remplaceraient ainsi à l’actif de leurs bilans les « mauvais prêts » par des titres de valeur sûre, qu’elles pourraient de plus déposer en collatéral pour emprunter auprès de la BCE.
Une difficulté surgit ici, car la Commission européenne considère qu’une garantie apportée par le MES serait une aide publique et contreviendrait aux dispositions de la directive BRRD 2 (Bank Recovery and Resolution Directive) de juin 2019. Mais la gravité de la crise pourrait faire évoluer sa position au cours des prochains mois et la conduire à accepter des exceptions aux règles de sauvetage des banques européennes. Les NPL (pour « non-performing loans », ou prêts non-performants) engrangés par la « bad bank » conservent une certaine valeur et sont ensuite progressivement revendus sur le marché, éventuellement après titrisation, selon le principe de la « gestion en extinction ».
Le projet ne manque pas d’opposants, pour des raisons différentes mais avec une préconisation identique. Le Parlement allemand ne veut pas aller plus loin dans la mutualisation des garanties que ce qui a été consenti en juillet. En Italie, on considère que le projet sera trop lent à être mis en place alors qu’il y a urgence. Dans les deux cas, la solution envisagée est comme première étape la création de « bad banks » nationales. Cela pourrait être réalisé prochainement en Grèce où la banque centrale a annoncé le 16 juillet la création d’une structure de défaisance.
Coût du risque
Une provision pour dépréciation est supposée couvrir le risque de défaut d’un débiteur. Avant de l’enregistrer, une banque doit, comme n’importe quelle entreprise, isoler l’intégralité de sa créance (en l’occurrence un prêt) dans un compte de clients douteux ou litigieux. Elle doit disposer pour cela d’une raison objective, comme un incident de paiement, à savoir un retard de remboursement de plus de 90 jours. Le montant de la provision doit correspondre à la somme que l’on craint ne pas récupérer. La passation de dotations annuelles aux comptes de provisions revient, comme pour les amortissements, à enregistrer une charge (dite « non décaissée ») qui va minorer le bénéfice imposable, raison pour laquelle cette procédure comptable est surveillée comme le lait sur le feu par le fisc, même si la réglementation reste assez différente d’un pays à l’autre, surtout pour le montant de la provision constituée. Fin avril, la Commission européenne a donné aux établissements bancaires plus de souplesse pour interpréter la norme comptable « IFRS 9 » et éviter que des emprunteurs temporairement fragilisés par la crise sanitaire ne soient automatiquement considérés comme défaillants, ce qui revient à « lisser » le coût du risque. Selon une analyse menée en avril, ce dernier (représenté comptablement par les dotations annuelles aux provisions pour dépréciation des créances clients) devrait tripler cette année dans les banques européennes, avec un retour à la normale seulement en 2022. Mais, avec un niveau un peu supérieur à 1 pour cent des encours (104 « points de base ») il resterait modeste au regard de la gravité de la situation économique. gc