Depuis quelques semaines, un spectre hante le Labour de Jeremy Corbyn. Ce n’est pas celui du communisme, mais celui du « socialisme des imbéciles », comme l’avait jadis nommé August Bebel (1840-1913). C’est-à-dire l’antisémitisme de gauche. Dans le cas du Parti travailliste britannique, il ne s’agit pas uniquement d’un énième débat à propos du moment précis quand une critique légitime des politiques du gouvernement de l’État d’Israël se transforme en discours judéophobe. Le mal est bien plus profond : Pensée conspirationniste, négationnisme et antisémitisme économique polluent les propos et discours de militants de base, ainsi que de certains personnages influents du parti.
Le problème n’est pas nouveau. En 2016, alors que le Parti travailliste se déchirait déjà au sujet de la question israélo-palestinienne, l’ancien maire de Londres, Ken Livingstone affirmait que « Hitler avait promu le sionisme avant de devenir fou et de tuer six millions de Juifs. » Un peu comme Boris Johnson, Livingstone semble avoir une relation plutôt difficile avec les faits historiques et sacrifie volontiers la vérité sur l’autel idéologique. Livingstone basait son affirmation sur un petit livre du théoricien trotskyste Lenni Brenner intitulé Zionism in the Age of the Dictators (Le sionisme à l’ère des dictateurs, 1983) qui, comme tous les pamphlets « révisionnistes », combinait contrevérités et méthodologie fautive. Toutefois ce n’était pas la première fois que le flirt intense de Livingstone avec l’antisémitisme se manifestait en public. Lors d’une réunion électorale en 2012, il affirmait que la communauté juive ne soutiendrait pas les travaillistes pour des raisons économiques, puisqu’elle était affluente. Il présentait ainsi à son électorat le vieux préjugé antisémite des juifs et de l’argent. Suite à ses propos sur le sionisme, Livingstone avait été suspendu en 2016, mais non pas exclu du parti.
À l’époque, tout comme aujourd’hui, de nombreux membres de la communauté juive et des antiracistes militant au Parti travailliste avaient exprimé leur désarroi. Aujourd’hui, c’est Jeremy Corbyn qui se retrouve au centre de la controverse. Ce n’est pas seulement le fait qu’il soit membre de groupes de discussions propalestiniens sur les médias sociaux, qui se font plus remarquer par des expressions de haine antijuive, que par leur solidarité pour le peuple palestinien. Une vieille histoire est venue le hanter. Le 23 mars resurgissait un commentaire Facebook de Corbyn apportant son soutien à l’artiste américain Mear One, dont une fresque murale allait être effacée dans l’East End londonien, suite à de nombreuses plaintes. Elle représentait des banquiers, sortis tout droit de caricatures antisémites du
Stürmer nazi, jouant au Monopoly sur le dos d’ouvriers dénudés et affamés. La défense de Corbyn, qui affirmait vouloir soutenir la liberté artistique, ne convainquit pas grand monde. Ayant reconnu son erreur, le chef travailliste essaye depuis d’assurer militants socialistes et membres de la communauté juive que la direction du parti n’est pas complaisante envers l’antisémitisme. Or les révélations sur la persistance du langage antisémite dans les sections locales du parti, tout comme dans ses instances dirigeantes, indiquent que l’antisémitisme est endémique.
Même ceux au sein de la gauche du parti, qui affirment que les accusations d’antisémitisme sont un prétexte pour déstabiliser Corbyn, qui n’est guère apprécié par l’aile droite du Labour, se rendent aujourd’hui à l’évidence. Le mouvement Momentum qui soutient Corbyn vient de reconnaître que la dénonciation de l’antisémitisme « ne doit et ne peut pas être seulement considérée comme une attaque diffamatoire de droite ou une conspiration ». D’ailleurs, un des fondateurs de cette mouvance socialiste au sein du parti, Jon Lansman, s’est vu lui aussi accusé de présider à une « prise de contrôle sioniste de parti ».
Les excuses maladroites et les actions souvent mal-informées du leadership travailliste n’ont rien fait pour calmer les esprits. Dans une lettre, envoyée le 10 avril et adressée à Jeremy Corbyn, le leader du parti travailliste israélien Avi Gabbay a annoncé la suspension provisoire des liens entre les deux partis frères, tout en dénonçant « l’hostilité que [Corbyn,] a manifestée à l’encontre de la communauté juive et les déclarations et actions antisémites qu’il a permises. »
Il est certain que la gauche anticapitaliste a souvent été traversée par des courants antisémites qui se sont redéfinis dans le cadre de l’antisionisme. En effet « l’antisionisme » est le pendant tiersmondiste du fléau combattu par Bebel. Ce phénomène est observable dans de nombreux mouvements à la gauche de la social-démocratie européenne. De tout temps, cet antisémitisme de gauche à été combattu par des militants au sein de ces mêmes mouvements et partis, à l’image des Corbynistes inquiets par les dérives de leur chef de file et de certains de ses proches.
Pourtant, une autre question se pose dans le cas britannique. À l’image du Parti conservateur, le Labour est déchiré sur la question du Brexit. Les conservateurs tentent de se resouder autour de l’opposition à la libre circulation des travailleurs et d’un discours anti-immigration. Une partie du Parti travailliste se réinvente autour de notions antisémites, qui ont leurs racines dans l’histoire de l’anticapitalisme et de l’antisionisme. L’étranger et le Juif semblent être devenus les boucs émissaires pour une classe politique britannique dépassée par les conséquences de la sortie de l’Union européenne. L’altérophobie, la peur de l’autre, était au cœur de bien des discours promouvant le Brexit. Elle se mue aujourd’hui en haine de l’autre et le « socialisme des imbéciles » en est un des nombreux symptômes.