Lauréat du Prix international de la critique au Festival de Cannes, Chronique d’un été (1961), de Jean Rouch et Edgar Morin, constitue le film-manifeste du « cinéma-vérité », selon la célèbre formule reprise à Dziga Vertov de kino-pravda. Point d’interprétation par des acteurs ici, mais un film « vécu par des femmes et des hommes » et composé de « quelques moments de leur existence », ainsi que cette expérience nouvelle est présentée en introduction. Le projet est simple : il s’agit de mener, sous la forme de micro-trottoir initialement, une enquête sur le bonheur auprès de Parisiens et Parisiennes rencontrés dans la rue. Pour l’ethnologue Jean Rouch, jusque-là habitué aux pérégrinations exotiques, le projet concocté par son ami Morin est inédit ; il l’accepte pour montrer à ceux qui le soupçonnaient de se conduire en entomologiste à l’égard des Africains que les Français peuvent, eux aussi, faire l’objet d’une observation minutieuse de sa part.
Pour entamer ce tournage expérimental, les deux intellos au grand cœur sollicitent Marceline Loridan, jeune femme qui deviendra plus tard l’épouse de Joris Ivens, ainsi que Nadine Ballot qui vient de jouer dans La Pyramide humaine (1959) de Rouch. Toutes deux mènent les premiers entretiens filmés, recueillant les confessions tantôt heureuses, tantôt accablées de la population (« Pour les question d’argent, non, on n’est jamais heureux quand on est ouvrier », répond une dame âgée). Pareil dispositif se révèle cependant superficiel et insatisfaisant. Le documentaire va gagner en profondeur en se focalisant sur une poignée de personnes aux horizons socio-culturels différents, issus principalement de l’entourage de Morin. On y découvre Angelo, l’ouvrier révolté contre ses conditions de travail dans les usines Renault, puis Landry, le Congolais, devenant en cours de film l’explorateur de la France. Il y a Mary Lou, l’Italienne prise en flagrant délit d’errance existentielle, avec ses silences et son visage convulsionné par de douloureuses contradictions (« ça me fait du bien d’être mal », confie-t-elle à Morin, qui reste sans voix). Mais aussi Jean-Pierre, l’étudiant triste parce qu’il vient de rompre avec Marceline en même temps qu’avec ses idéaux politiques. Et des couples bien en ménage auxquels il ne manque qu’un peu d’argent pour être complètement à leur aise.
À travers cette galerie de gens beaux et émouvants d’humanité se dresse, plus largement, un portrait doux-amer de la France en cet été 1960, à l’heure de la Guerre d’Algérie, des luttes de décolonisation faisant rage et des illusions communistes vacillantes. Y percent malgré tout de remarquables fulgurances comme cette déambulation mélancolique sur la place de la Concorde lors de laquelle Marceline chuchote ses retrouvailles avec son père au camp de concentration d’Auschwitz... ou encore la naissance de l’amitié à laquelle on assiste entre Angelo et Landry, unis par un même complexe d’infériorité. Rétrospectivement, Chronique d’un été acquiert une valeur anthropologique certaine : toutes et tous ont une diction parfaitement limpide, un vocabulaire varié et d’une grande finesse, des livres entreposés un peu partout dans les pièces de leur petit appartement. Chacun prend le temps de s’écouter, de s’exprimer, délivrant des merveilles de réflexions, la clope au bec bien sûr...
On n’insistera jamais assez sur l’importance d’Edgar Morin, toujours en vie, et en éveil, attentif aux bouleversements de notre monde. On doit au sociologue deux références incontournables sur le cinéma (Le Cinéma ou l’Homme imaginaire en 1956 et Les Stars en 1957) et un essai qui inspirera à Roberto Rossellini la réalisation d’Allemagne année zéro (1948), tourné sur les vestiges du Troisième Reich. Laissons toutefois le dernier mot à ce duo attachant qui sillonne en aparté les couloirs du Musée de l’Homme au terme de Chronique d’un été. Rouch : « Nous avons voulu faire un film d’amour et on aboutit à un film de réaction, et de réaction qui n’est pas forcément sympathique. » Et à Morin de conclure, un brin désabusé : « C’est la difficulté de communiquer quelque chose. »