« Dans ma nuit, si brève, hélas, le vent a rendez-vous avec les feuilles. / Ma nuit si brève est remplie de l’angoisse dévastatrice. / Écoute ! Entends-tu le souffle des ténèbres ? / De ce bonheur je me sens étrangère. / Au désespoir je suis accoutumée. / Écoute ! Entends-tu le souffle des ténèbres ? / Là, dans la nuit, quelque chose se passe. / La lune est rouge et angoissée / Et accrochée à ce toit qui risque de s’effondrer à tout moment. / Les nuages, comme une foule de pleureuses, attendent l’accouchement de la pluie. / Un instant, et puis rien. / Derrière cette fenêtre, c’est la nuit qui tremble / Et c’est la terre qui arrête de tourner. / Derrière cette fenêtre, un inconnu s’inquiète pour toi et moi. / Toi, tout verdoyant, pose tes mains – ces souvenirs ardents – sur mes mains amoureuses, / Et confie tes lèvres, repues de la chaleur de la vie, aux caresses de mes lèvres amoureuses. / Le vent nous emportera. / Le vent nous emportera. » De ce dernier vers de la poétesse Forough Farrokhzad (1935-1967) est issu le titre du film d’Abbas Kiarostami (1940-2016), projeté ce dimanche à la Cinémathèque.
Abbas Kiarostami, auquel le Centre Pompidou de Paris va bientôt consacrer une rétrospective et une exposition, intitulée Où est l’ami Kiarostami ? (19 mai-26 juillet) fut cinéaste, mais aussi poète, peintre et photographe fut. Tout ces aspects affleurent dans Le vent nous emportera (1999), dès les premières images. Une Jeep perdue dans l’immensité du désert du Kurdistan iranien, au milieu des courbes montagneuses et d’une mosaïque de couleurs. Effraction de la modernité au sein d’une antique civilisation pastorale. Ici, la carte devient inutile aux voyageurs : c’est en observant les quelques arbres ponctuant le paysage que l’on s’oriente. Nulle voie droite, mais des lignes serpentines que forme un chemin de terre à peine esquissé. La destination est inconnue, comme les motivations conduisant trois personnes à entreprendre ce séjour en cette contrée si reculée.
En quelques images, en quelque égarement, c’est la métaphore de la vie qui se dresse devant nous, et dans laquelle, comme le vent, nous faisons que transiter, et murmurer au contact de quelques feuilles rencontrées au hasard. Finies les certitudes rassurantes et illusoires sur la vie. Car c’est un océan de mystère que l’on rencontre dans ce désert, et dans lequel on est jetés dès notre arrivée. Pour perdre nos habitudes, pour se mettre à nu, rien de mieux qu’une halte dans l’un de ces villages aux ruelles escarpées. À l’instar du protagoniste, que les villageois appellent « Monsieur l’ingénieur » quand bien même il ne l’est point. Alter ego du cinéaste, celui-ci est venu pour tourner un reportage sur un rite funéraire avec deux autres compères que l’on ne voit jamais au cours de cette échappée. Dans ce monde hiératique, il est seul à s’agiter, avec son téléphone portable. Un symptôme de l’époque, qui n’ira qu’en s’accentuant les années suivantes.
Dans ce film-poème au déroulement incertain, sans dénouement ni intrigue, si ce n’est les aléas de la vie elle même, Abbas Kiarostami reconfigure la notion même de récit telle que celle-ci fut traditionnellement définie par Aristote dans sa Poétique. Partout, il y a présence initiatique des enfants, qui enseignent un adulte peu sage et si pressé : c’est là sans doute une réminiscence pour Kiarostami, qui débuta sa carrière au Kanoun, l’Institut pour le développement de l’intelligence des enfants, à Téhéran. Une vieille femme meurt, enfin. L’eau emporte au loin un os qui sommeillait en terre. Le cycle continue (à suivre).