C’est pendant l’incontournable XIXe siècle que tout éclot en Russie : une littérature et une conscience nationales, mais aussi le « populisme », une idéologie aux multiples déclinaisons dont tous les courants politiques seront imprégnés jusqu’au siècle suivant. Les intellectuels souhaitent faire corps avec le peuple. Parmi eux, on trouve notamment les slavophiles, qui s’interrogent sur les particularités culturelles, historiques et religieuses du pays par rapport à l’Occident. L’illustre romancier Fiodor Dostoïevski en est un, appartenant à un courant littéraire et social nommé « l’Enracinement », qui se proposait de conjuguer l’ancrage national et l’élément populaire. Soit une forme de conservatisme dans lequel le peuple russe, indissociable des principes chrétiens préservés au sein de l’orthodoxie, se voit attribué une vocation messianique...
Projeté mardi 20 avril à la Cinémathèque de Luxembourg, Les Possédés (1988), d’Andrzej Wajda, est une adaptation du roman éponyme de Dostoïevski paru en 1871. Pour ce livre, l’écrivain s’est inspiré d’un fait ayant eu lieu deux ans auparavant, à savoir, l’assassinat d’un étudiant par Sergueï Netchaïev, le fondateur et chef du groupuscule terroriste La Volonté du Peuple (Narodnaïa Volia). Conservateur, comme tout religieux, Dostoïevski est très inquiet face à la passion subversive qui se propage dans le pays. Beaucoup de révolutionnaires ont séjourné en Suisse, comme Lénine plus tard, avant de revenir ensuite répandre la « bonne parole » du marxisme. À l’aune de cette divergence idéologique, on peut mieux comprendre le titre, traduit par Les possédés ou Les démons selon les éditions. Titre qui fait allusion à un passage de l’Évangile de Luc, dans lequel Jésus guérit un homme en chassant les démons qui le tourmentaient. Dans le film d’Andrzej Wajda, c’est le père (Omar Sharif) du chef de file nihiliste qui en livre cette interprétation décisive : « Les démons qui sortent du malade, ce sont les plaies, les impuretés, et le malade, c’est la Russie », dit-il, écœuré par l’attitude de son fils. Les démons, ce sont donc ici ces jeunes gens désœuvrés qui pensent à vide et ne savent que haïr et détruire. Le peuple, pour eux, est une abstraction, un prétexte politique pour parvenir à leurs fins, une masse ignare qu’il faut coûte que coûte asservir et diriger.
Avec son incroyable distribution française (Lambert Wilson, Laurent Malet, Bernard Blier, Isabelle Huppert) et polonaise (Jerzy Radziwilowicz), le cinéaste restitue à merveille le contexte trouble dans lequel a évolué Dostoïevski. Les relations entre les personnages, quelles soient familiales, amicales ou militantes, sont factices, intéressées, continuellement placées sous le signe de la duplicité et de l’instrumentalisation. L’interprétation des acteurs, avec leurs visages suintants à l’image de la ville de Saint-Pétersbourg construite sur des marécages, y est toujours fiévreuse. En évoquant le passé, et ces prétendus révolutionnaires qui désirent surtout régner sur le dos des masses laborieuses, Wajda formule indirectement une critique à l’égard du régime communiste qui se maintient toujours en Pologne, dans le prolongement de son film dédié à Solidarność (L’Homme de fer, Palme d’or à Cannes en 1981). Au lieu de l’étudiant abattu par Netchaïev en 1869, le cinéaste a préféré mettre en scène l’homicide d’un ouvrier (Sjatov) juste au moment où celui-ci venait d’être père.