De Bernardo Bertolucci (1941-2018), on connaît surtout les dernières productions à grand budget qui l’ont rendu mondialement célèbre : Le Dernier Empereur (1987), Un thé au Sahara (1990), Little Buddha (1993), ou encore The Dreamers (2003), dont l’atmosphère érotico-parisienne n’est pas sans rappeler, en plus soft, Le Dernier tango à Paris (1972), où l’on découvrait Maria Schneider confinée dans les bras d’un Marlon Brando en rut... Il s’agit pourtant de la partie la plus visible et commerciale de l’iceberg. Personnalité complexe, voire contradictoire, comme en témoigne sa carrière aux influences très variées (Pasolini, Godard, Hollywood), il existe en réalité plusieurs Bertolucci, en lutte perpétuelle contre lui-même, tiraillé entre sa condition sociale bourgeoise et ses convictions politiques de gauche.
Fils du poète Attilio Bertolucci, Bernardo naît entre de bonnes mains. Très tôt les muses de la Culture veillent sur son berceau. Après de premiers courts-métrages adolescent, il n’a que 19 ans lorsqu’il assiste Pier Paolo Pasolini sur le tournage d’Accattone (1961). C’est d’après un sujet de ce dernier qu’il réalisera d’ailleurs en 1962 son premier long-métrage, La Commare secca, l’année même où il publie un unique recueil de poésie, En quête de mystère. Il n’est guère étonnant que prédomine alors dans La Commare secca, un univers romain sous influence pasolinienne : on y rencontre des faubourgs jonchés de bicoques et de terrains vagues où des gamins jouent au football dans la poussière ; des garçons en errance que la misère et le désœuvrement contraignent à la délinquance ; le milieu violent de la prostitution nocturne dont les femmes sont les premières victimes. Ami et collaborateur attitré de Pasolini, Sergio Citti a écrit en partie le scénario, s’occupant notamment de composer les dialogues dans le dialecte local, le romanesco, dont il est familier. Le titre du film enfin, si mal traduit en français (car il n’y est aucunement question de quelconques « Recrues »), désigne la mort chez le poète Giuseppe Gioachino Belli (1791-1863), lequel a recueilli dans ses sonnets le vocabulaire de la plèbe du Trastevere. Une référence essentielle pour Pasolini, qui emploiera ce dialecte sacrilège dans ses romans romains – I Ragazzi (1955) et Una Vita Violenta (1959) – comme dans ses films des années 1960.
Néanmoins, on ne peut réduire La Commare secca à la filiation pasolinienne. D’autres aspects inaugurent déjà le style sophistiqué d’un cinéaste résolu à s’affirmer en auteur. Dès la séquence d’ouverture, de langoureux mouvements de caméra s’approchent délicatement du corps inerte d’une femme. Un tourbillon de vent emporte au loin des bribes de journaux ; des brindilles fléchissent. Au fond luit le Tibre aux premières clartés matinales. On remarque, plus avant, l’appétence de Bertolucci pour les travellings latéraux, une figure qui ne cessera de revenir dans Prima della Rivoluzione (1964), tourné dans sa ville natale de Parme, aussi bien que dans les suivants (Le Conformiste, 1970 ; 1900, 1976). Contrairement aux récits linéaires de Pasolini, Bertolucci privilégie ici la complexité d’un récit croisé où les descriptions des suspects se complètent en se recoupant. Ce qui permet de découvrir à la fois des aspects variés de la ville et de traverser les différents milieux sociaux de sa population. Plutôt que de s’enfermer dans des expérimentations formelles au prétexte de véhiculer un marxisme sans compromission, ce qu’il fit dans Partner notamment (1968), le cinéaste optera finalement pour une stratégie plus généreuse à l’égard du public. Celle de faire des films de facture classique, plus accessibles, en vue de donner une plus large diffusion à ses idées.