Tout a commencé par une crise financière, une énorme dette publique. Parce que les caisses de l’État sont vides et qu’il ne reste plus d’argent que pour deux à trois jours, le Roi propose une réforme fiscale et l’introduction d’un impôt unique, identique pour toutes les classes sociales, de la noblesse en passant par l’Église jusqu’au peuple. L’Église s’y oppose immédiatement, alors que le peuple ne veut accepter d’être taxé qu’en échange de réformes démocratiques. On pense à la Grèce, en pense à toutes ces crises financières que les gouvernants tentent de surmonter en augmentant les impôts, on pense aussi aux mouvements Occupy, Indignés ou Nuit debout et à toutes ces assemblées de débat spontanées et on sait que Ça ira (1) – Fin de Louis, le nouveau spectacle de Joël Pommerat, coproduit par les Théâtres de la Ville de Luxembourg et accueilli pour deux soirées marathon de 4h20 chacune vendredi et samedi derniers au Limpertsberg, sera une soirée politique et actuelle.
Pourtant, Joël Pommerat ne parle pas du XXIe siècle. Ou peut-être si, mais il le fait en remontant à ce qu’il considère être la source, le mythe fondateur de la démocratie moderne et de la nation française : la Révolution de 1789. Se basant sur les grands récits historiques, Albert Soboul, Eric Hazan ou Timothy Tackett, l’auteur et metteur en scène a lui-même écrit ce texte-fleuve, adapté par la suite durant les répétitions avec les acteurs, une troupe d’une quinzaine de personnes, toutes parfaites, incarnant des dizaines de rôles. Les protagonistes ici sont anonymes, on cherchera en vain les Robespierre, Fouché ou Saint-Just (seul Louis XVI et Marie-Antoinette sont reconnaissables). Le décor d’Eric Soyer est sobre et esthétique – tout en noir et gris, épuré, avec des lumières expressives –, les costumes d’Isabelle Deffin atemporels, indiquant simplement par une veste, une cravate, un polaire le milieu social d’origine des personnages.
Afin de débattre, le peuple demande à ce que soient réunis les États généraux pour adopter des réformes démocratiques insufflées par les Lumières. Une assemblée de 1 200 représentants au total, divisée en trois camps : un quart pour la noblesse, un quart pour le clergé et deux quarts pour le tiers état (soit les représentants de la bourgeoisie). Pommerat raconte les assemblées de quartier pour élire les représentants, les tentatives de s’allier avec la noblesse et le clergé, les opportunistes, les conservateurs voulant défendre les privilèges du Roi, du clergé ou de la noblesse, les démocrates radicaux qui demandent les mêmes droits de base pour tous. « Les anges ne sont pas tous de même valeur » invoque pourtant un représentant ecclésiastique, peu après que cette assemblée constitutive fut ouverte en grande pompe par le Roi lui-même, sous les caméras d’une chaîne de télévision espagnole.
Le spectacle de la démocratie, une fois lancé, ne pourra plus être arrêté. Pommerat installe des représentants des assemblées dans la salle, entre les spectateurs, qui hurlent des « ta gueule », huent des orateurs ou se lèvent en applaudissant. Le spectacle sera immersif sans être péniblement participatif. On se retrouve à prendre part au débat, on aurait presque envie de participer aux votes. Or, alors même que des représentants du peuple démocratiquement élus se creusent les méninges sur l’agencement d’une nouvelle constitution, voire sur un premier code universel des droits de l’homme, devant les portes de Versailles (où ils sont retranchés), à Paris et en province, la situation économique dégénère. Les gens meurent de faim, les magasins ne sont plus approvisionnés depuis des jours, les investisseurs ont quitté le pays, la bourse reste fermée... Le Roi envoie l’armée pour anéantir le soulèvement. En vain. « Vous n’existez que parce que nous existons ! » lance une représentante du peuple à un noble ; un autre demande : « allez-vous déclarer le peuple illégitime ? » Alors que les uns discutent de privilèges, de la légitimité du Roi ou du clergé, ou encore du titre de leur assemblée – qui deviendra finalement, par la force, une assemblée unique appelée nationale, donc le fondement du parlement français actuel –, le peuple, que certains diffament comme « terroriste » pour sa violence incontrôlable, n’en peut plus de souffrir et prend ce qu’il estime être son droit. Exécutions sommaires, décapitations, mutilations... Les récits que les témoins de cette révolution populaire ramènent à Versailles leur glace le sang d’effroi. Le Roi, lui, plus dépassé par les événements que réellement méchant dans la lecture de Pommerat, reste stoïque, essaie de calmer le jeu en faisant une apparition populaire (sur Final Countdown d’Europe, scène assez désopilante) ou en accueillant des représentants du peuple. À la fin, il est persuadé que « ça ira, il faut juste un peu de patience ».
Après sa Grande et fabuleuse histoire du commerce et sa Réunification des deux Corées, tous les deux accueillis par le Grand Théâtre de la Ville de Luxembourg, Joël Pommerat livre avec Ça ira (1) – Fin de Louis, un spectacle intelligent et touchant à la fois, qui ouvre de nouvelles perspectives sur tous les débats actuels sur la souveraineté du peuple et le partage du pouvoir, sur la dignité du débat et l’urgence de réformes, leur genèse et la violence de la répression d’une pensée autre. La longueur de la pièce nous emporte dans son souffle épique, l’euphorie entraîne l’épuisement, comme dans la vraie vie. On attend déjà la suite avec impatience.