La nouvelle n’est pas arrivée en premier par courrier postal, ni même par courriel. La nouvelle est tombée par Twitter, le 1er février à 10h04 du matin : « Baugeneemegung fir d’Gebei vum Ausseministaer graad ennerschriewen » écrivait alors le maire libéral de la capitale, Xavier Bettel. Exactement 67 signes, moins de la moitié de ce qui est autorisé par le service de messagerie rapide : « signé l’autorisation de bâtir pour le bâtiment du ministère des Affaires étrangères ». « Depuis lors, nous l’avons aussi reçue par voie officielle, » confirme néanmoins dans un sourire Serge Hoffmann, le président du Fonds de rénovation de la Vieille Ville, maître d’ouvrage du chantier lors d’une visite sur place.
« Nous avons bien avancé sur le chantier, tout est prêt pour démarrer maintenant, raconte aussi Walter de Toffol, ingénieur chez Inca et maître d’ouvrage délégué. Je suis confiant que nous allons pouvoir achever les travaux comme prévu fin 2014 pour que le ministère des Affaires étrangères puisse y emménager pour la mi-2015. » Le budget de l’entreprise est estimé à 33 millions d’euros, dont la majeure partie, 28 millions, sera financée par un emprunt lancé par le Fonds Vieille Ville et le reste par l’Administration des bâtiments publics ; à la fin du chantier, l’État reprendra le bâtiment et remboursera l’emprunt. Aucune loi spéciale n’est nécessaire, le budget se situant sous le seuil rendant désormais nécessaire le vote d’une telle loi.
Alors qu’à l’extérieur, le temps semble s’être arrêté depuis le déménagement des services de la Justice vers la nouvelle Cité judiciaire du plateau du Saint-Esprit en 2009, à l’intérieur, c’est une ruche : dès que les bâtiments furent vidés, le Fonds Vielle Ville (FVV) entreprit une analyse du bâtiment afin de pouvoir soumettre les potentialités du lieu au gouvernement, qui prit alors une décision quant à sa future affectation en conseil : ce sera le nouveau siège du ministère des Affaires étrangères, actuellement éparpillé sur trois sites – l’Hôtel Saint Maximin, le siège du ministère lui-même, place Clairefontaine, l’Hôtel Saint Augustin à côté du ministère d’État, qui abrite les services de la Coopération et de l’aide humanitaire, et quelques bureaux dans l’annexe du 5, rue Notre-Dame. En tout, il faudra abriter quelque 150 fonctionnaires, diplomates et employés, ainsi que des salles de réunions et de repas représentatives – le tout dans des conditions de sécurité (accès, protection du feu...), de technique et de confort appropriées. Un défi décuplé dans un bâtiment historique vieux de 468 ans, dans lequel l’histoire de la ville se lit comme dans un livre et qu’il s’agit en même temps de valoriser.
Ces couches d’histoires se contemplent le mieux dans le bâtiment actuellement : au rez-de-chaussée, l’archéologue-historienne du Fonds Isabelle Yegles-Becker et ses services se sont installés pour fouiller le sol. Autour des trous béants, où ils avancent méticuleusement à coups de truelle, voire de pinceaux, des bacs installés à un mètre de hauteur accueillent les moindres trouvailles, tessons de poteries, os (aucun squelette humain jusqu’à présent), débris en tous genres... Des restes de murs médiévaux ont été découverts, tout comme des murets de jardin, un puits décoratif, « nous documentons méticuleusement tout ce que nous trouvons, » souligne Serge Hoffmann.
Car les origines du bâtiment remontent loin : en 1545, Nicolas Greisch, ancien conseiller du roi (nous sommes sous le règne des Pays-Bas espagnols), se fait construire ici, en bordure de ville, une somptueuse demeure privée. Moins de vingt ans plus tard, Pierre-Ernest de Mansfeld reprend le bâtiment pour y installer la résidence du gouverneur du pays, qu’il restera, avec quelques agrandissements et rénovations, jusqu’en 1795, lorsque les Français le transformeront en Palais de Justice, qu’il demeurera durant plus de 200 ans. En 1886, l’architecte d’État Charles Arendt l’agrandit considérablement, ajoutant notamment toute la partie avant, avec sa façade néoclassique que nous connaissons aujourd’hui. Bien qu’aucune valorisation de ce patrimoine n’ait eu lieu durant la période d’occupation des lieux par la Justice, qui a tout fait pour s’accommoder le mieux possible de bureaux pas toujours pratiques, c’est un miracle que les modes modernistes comme celle du tout aluminium de la fin du XXe siècle n’y aient pas fait de dégâts.
Les sondages effectués sur la substance des bâtisses ont d’ailleurs permis de découvrir les différentes strates de leur évolution, mettant notamment à nu des cadres de portes et de fenêtres, des décors au stuc aux plafonds, mais aussi des parquets et des murs de l’époque de la maison Greisch. Comme ces restes d’une riche fresque murale combinant éléments floraux et motifs géométriques abstraits qui font penser à Sol Lewitt dans le salle de bal de l’époque renaissance, très abîmée néanmoins par les travaux effectués au XIXe. Que faire ? Faudra-t-il essayer de la garder, de la restaurer même peut-être ? Un expert français, architecte des Monuments historiques, est conseiller du FVV, tout comme les Services des sites et monuments nationaux sont étroitement associés au projet (leur directeur, Patrick Sanavia, est d’ailleurs membre du comité-directeur du Fonds). « Nous sommes ici dans le secteur protégé par l’Unesco, donc nous ne pouvons rien changer à l’aspect extérieur du bâtiment, » ajoute Serge Hoffmann. Comme jusqu’à présent, le Luxembourg n’avait rien entrepris pour protéger officiellement le bâtiment, une procédure de classement a désormais été ouverte, confirme Patrick Sanavia. Pour Serge Hoffmann, le défi est énorme : « Nous devons respecter l’histoire tout en y installant des bureaux modernes. »
Ce fut aussi le défi lancé aux bureaux d’architectes invités, suite à un appel public aux candidatures publié au Journal officiel européen, à participer à la consultation restreinte et rémunérée d’architectes en 2010. Cinq bureaux, dont un seul étranger, avaient finalement été retenus, planchant durant cinq mois sur le projet, visite des lieux et colloque intermédiaire d’échanges avec les différents intervenants compris – comme avec des représentants du futur utilisateur, le MAE. Finalement, le jury... ne prit pas vraiment de décision claire, mais attribua le premier prix es aequo à deux bureaux : l’Espagnol Guillermo Vazquez Consuegra de Séville, qui a un long CV de revalorisations de bâtiments historiques en Espagne, et l’association momentanée A+T Architecture et Kaell Architecte, deux bureaux de femmes encore en début de carrière. Du projet du premier, le jury a apprécié la retenue et le respect du patrimoine – notamment les solutions trouvées pour l’aménagement sous les combles –, des deuxièmes, il souligna les qualités dans le réflexion sur l’organisation interne des bureaux et les solutions proposées pour l’aménagement d’une salle de réceptions au rez-de-jardin, qui valoriserait en même temps cette formidable vue dont jouit le bâtiment à l’arrière. Le maître d’ouvrage leur donna alors comme consigne de « s’entendre » et de concilier les meilleurs aspects des deux projets.
« Mon premier job était d’essayer de trouver un langage commun, un terrain d’entente entre non pas deux, mais en réalité trois bureaux d’architecture, » se souvient Walter de Toffol. Car au-delà des difficultés logistiques que représentent, malgré Skype, plus de 2 000 kilomètres de distance entre Luxembourg et Séville – avec des connexions aventureuses par avion –, il fallait trouver un mode de fonctionnement, des concessions à faire des deux côtés, des mentalités et sensibilités extrêmement différentes. Mais c’est réglé maintenant : les bureaux ne font plus qu’un, qui s’appelle Amae (association momentanée pour le ministère des Affaires étrangères), et il s’est avéré que les architectes espagnols allaient assurer davantage le côté conception, alors que les architectes luxembourgeoises assument l’exécution sur place, font le lien entre les différents intervenants.
« C’est pour nous un honneur de pouvoir assurer ce que je considère comme la ‘quatrième phase’ de cette construction, dit Claudine Arend, en expliquant les plans. Notre priorité est vraiment de mettre en évidence et de protéger ce patrimoine unique. Nous n’allons pas en faire une coulisse de théâtre, mais nous allons néanmoins garder les marques du temps. » « En même temps, ajoute pour sa part Claudine Kaell, nous faisons une restauration fonctionnelle qu’on ne remarquera guère de l’extérieur. » Or, même le Fonds était conscient des difficultés que pose l’histoire complexe du bâtiment, son caractère « hybride » en se demandant (dans le Rapport annuel 2011) que si « différents styles se sont superposés au fil de l’histoire. Quelle époque privilégier ? »
Outre la rénovation, modernisation et mise aux normes de sécurité et de technologie des bureaux, les principales interventions seront la destruction de plusieurs dalles – au-dessus des couloirs entre le premier et le deuxième étage, au-dessus de la nouvelle salle de réunion du deuxième étage, qui aura une vue généreuse sur l’impressionnante charpente renaissance, où l’on voit même les modifications opérées par Charles Arendt –, afin d’offrir des espaces plus généreux, ainsi que la connexion directe avec le jardin, par l’installation d’une salle de réunion et de réception multifonctionnelle avec vue sur le jardin et l’installation d’un grand escalier pour y accéder du bâtiment historique, ainsi que d’une nouvelle entrée latérale, plus facile à sécuriser le soir par exemple, par la porte cochère donnant sur la rue du Palais de Justice. « Nous avons toujours cherché le contact avec ce jardin incroyable, raconte Claudine Arend, il est unique. » En y dînant avec des invités internationaux, le ministre des Affaires étrangères aura alors la vue dégagée sur le plateau du Kirchberg, à l’autre côté de la rive – et encore une autre connexion entre l’histoire et le présent du pays.