L’occasion est trop rare pour ne pas la saisir. Comme un joueur de rugby se saisirait d’un ballon que l’adversaire a laissé filer et irait à l’essai. Trop rarement, en effet, il y a entente, a fortiori complicité, entre le sport et la culture, quelle que soit alors la forme du ballon, rond ou ovale. Et le footballeur comme le rugbyman ont ensemble à montrer des qualités individuelles et à inscrire leur jeu dans une équipe ; sur une scène de théâtre, à moins d’un one man show, d’un spectacle solo, il n’en va pas autrement. Il faut qu’il existe un même esprit, une même solidarité. La réussite d’une représentation demande un ensemble soudé, à la façon d’une mêlée.
Cependant, voici que Steve Karier, il y a quelques semaines, est passé dans le camp des entraîneurs, je veux dire qu’il a assuré la mise en scène, rien de moins que du Sophocle, et l’histoire de la jeune femme qui contre l’interdiction de son oncle décide d’enterrer le corps de son frère. Et en rugbyman qu’il est, Steve Karier a fait la part belle au jeu physique, on aurait dit que tels moments s’apparentaient à des plaquages, où l’adversaire est en fin de compte le destin qui vous rattrape toujours avant la ligne de but ; au fond de la scène du théâtre des Capucins, il s’est bien trouvé les panneaux métallisés du décor de Diane Heirend.
La tragédie grecque, et Steve Karier s’est très tôt dans sa carrière d’acteur confronté à Euripide, à Sophocle, n’admet pas le mensonge, dit-il. Et la magie des mots, fait-il y insister, ne s’y épanouit pas au long de lignes sinueuses, serpentines. Le texte va droit, comme une passe dans un beau jeu à la main ; ainsi dans le côte à côte, ou face à face, d’Antigone et de sa sœur Ismène, avec un ballon plus fusant entre Créon et sa nièce, carrément percutant entre le roi et son fils.
Fin de partie, à la Tchekhov toutefois, que cette Cerisaie où Steve Karier jouera en janvier, dans la mise en scène de Claude Mangen, toujours au théâtre des Capucins ; dans le rôle de Lopakhine, fin de partie que lui tournera à son bénéfice, briscard d’un stade attendant le moment propice pour marquer un drop ou passer une ultime pénalité. Ce moujik, avec notre acteur rugbyman, aura de la carrure, dans une mêlée justement où d’aucuns parmi les personnages ne font plus le poids ; il sera tel que Tchekhov l’a voulu, sans aucune brutalité qui le ferait aussitôt prendre en grippe par l’arbitre et les spectateurs.
Il était seul, c’était entre temps, sur la scène du Kulturhaus Niederanven, et comme si l’estrade d’un coup lui était devenue trop petite, trop étroite, il prenait le large, longue échappée (comme ces couses de quelques dizaines de mètres pour aller aplatir) à l’extérieur, dans la nuit froide et à peine illuminée. Il s’agissait de rendre justice à Raymond Federman, aux mots que cet auteur jette avec force, tout en en sachant la vanité, contre la vie que l’histoire du vingtième siècle lui a procurée (seul survivant de sa famille). Avec cette rage avec laquelle Steve Karier jette des cailloux contre une chaise vide, pour aussitôt après trouver l’autre ton de Federman, de pernicieuse ironie. Une fois de plus, le texte vise et frappe juste, porté avec beaucoup d’intensité par l’acteur. À Niederanven, après ce coup d’essai (marqué), Steve Karier, avec l’association « Fundamental » (fondée en août dernier), entend mettre sur pied, en juillet prochain, ce qui ailleurs s’appellerait un tournoi, disons simplement une rencontre, d’une dizaine de monodrames.
Travail de metteur en scène, et de producteur, c’est devenu chose plus facile après que Steve Karier eut décidé d’en finir avec les années de pèlerinage, ou les engagements dans des institutions à l’étranger. Après ses études à la Staatliche Hochschule für Musik und Darstellende Kunst, à Stuttgart, les théâtres de Bâle, Bochum, Mayence, et Bâle de nouveau, ont été des étapes de plus ou moins grande sédentarité, entrecoupées de franc nomadisme où l’acteur avait goûté déjà aux avantages et désavantages, plaisirs et peines de l’indépendance. Avec telles longues escapades, dans des villes européennes bien sûr, en Amérique, en Afrique, et à l’écouter évoquer un séjour au Ghana, on se rallie volontiers à son idéal de communion émotionnelle.
Seulement, il faut attendre que le rideau tombe pour manifester enthousiasme ou réprobation, donner libre cours aux sifflets ou applaudissements. Il est arrivé dans des salles de théâtre, d’opéra aussi, que le tumulte fut égal à celui qui plus régulièrement remplit les stades. La plupart du temps, des courants plus subtils passent, à l’instar des dialogues, certes révélateurs, mais autant dissimulateurs, dans telles pièces d’auteurs contemporains, de Pinter à Fosse, et mis en scène avec tant de bonheur discret par un Claude Régy.
Une des dernières pièces interprétées par Steve Karier à Bâle, c’était en février dernier, est de cette nature, version renouvelée par l’Anglais Martin Crimp du sempiternel trio : un homme marié, médecin, réfugié à la campagne avec son épouse, ramène un soir une jeune femme. Le soupçon s’installe, le doute plane désormais sur tout ce que disent les personnages. Cependant, « Steve Karier entwickelt einen diabolischen Charme, dem man schlicht alles zutraut » (Alfred Schlienger, Neue Zürcher Zeitung) ; un peu à la manière d’un joueur qui par toutes sortes de crochets s’efforce d’échapper aux adversaires et espère aller jusqu’au bout. Allez savoir la scène ou le terrain où s’engage le véritable combat, avec quelle conception de l’existence.