« J’ai l’air d’une petite femme mais j’ai un caractère bien trempé ». La remarque plante le personnage. Eva Ferranti n’en est pas moins devenue une redoutable cheffe d’entreprise prête à défendre bec et ongles son commerce. Ou plutôt ses deux commerces, comme elle le précise elle-même. « Je considère ma boutique et mon atelier comme deux choses différentes à gérer ». Tailleur, voilà ce qu’elle est. Pourtant l’impossibilité de décliner le terme au féminin marque bien la main mise traditionnelle du sexe fort dans ce domaine. « L’homme fait l’homme, la femme fait la femme » semble être la devise de cet univers de traditions.
Eva a commencé par la femme d’ailleurs, pourtant désormais elle « fait l’homme », juchée sur ses talons aiguilles et sanglée dans un tailleur impeccable, du sur-mesure bien sûr. Excellente porte-parole de son travail, elle en est aussi fièrement le porte-enseigne. Pourtant depuis qu’elle a ouvert sa nouvelle boutique rue de la boucherie, dans la vieille ville, Eva Ferranti s’offre même le luxe d’accueillir des clientes, des business women en quête de bleu de travail sur mesure « mais cela se sait moins, ma clientèle est surtout masculine ».
Avant c’était Adamo [&] Eva dans le Grund, une petite échoppe impeccable qui vit le jour en 2000 dans un quartier en plein chantier. De quoi mettre élégamment son petit pied à l’étrier. Depuis octobre de cette année, c’est « Eva Ferranti – Tailor » qui accueille désormais sa clientèle dans un local de plus de 200 mètres carrés. Son nom, sa profession dans une langue universelle et c’est tout. Une confiance en elle qu’elle doit notamment à ces neuf dernières années de travail acharné et à la bonne santé de sa petite entreprise, un peu moins petite aujourd’hui. Elles étaient à deux à l’ouverture d’Adamo [&] Eva, Eva comprise ; ils sont quinze aujourd’hui, sans compter la patronne.
Quand elle raconte ses 37 années d’existence, Eva Ferranti aime répéter ponctuellement que les expériences bonnes comme mauvaises qu’elle a pu avoir l’ont « forgée », laissant entendre par là à quel point elle s’est endurcie, ou plutôt solidifiée. Le grand cœur est toujours là, au bord des lèvres et au détour d’une phrase. C’est lui qui nourrit la passion dont elle a fait sa profession, et toute sa vie d’ailleurs. La couture, Eva l’a vue pratiquer depuis sa plus tendre enfance et très tôt elle savait qu’elle serait sa destinée. Pour cette Italienne née au Luxembourg, l’Italie – la Mecque de la couture – semblait déjà un passage obligé à 17 ans à peine. C’est donc là-bas qu’elle a terminé sa formation et commencé dans la foulée à travailler.
À vingt ans, elle ouvre son premier commerce, à Gubbio, une magnifique petite ville d’Ombrie. Elle fait des robes de mariée et de soirée, un rêve de petite fille. La dure réalité la rattrape. Elle se fait racheter, exploiter et arnaquer. Eva en prend de la graine et retombe sur ses pieds. Elle retrouve du travail le jour où elle démissionne, après avoir remporté son procès contre le fieffé arnaqueur. C’est promis, on ne l’y reprendra plus.
Son nouvel employeur voit en elle une gestionnaire hors pair et lui confie de plus en plus de responsabilités au sein de son affaire. Eva est en contact avec l’univers de la haute couture, celui de la « sartoria », elle fait en sorte de réaliser les prototypes de costumes que conçoit son patron pour les plus grandes marques. Pendant cinq ans, elle se « forge » au métier de tailleur pour trois fois rien. « Je travaillais beaucoup et pour une bouchée de pain, mais j’adorais ça. C’était pour moi un passage obligé, enrichissant et formateur, » confie-t-elle les yeux brillants.
Pendant ces cinq années, Eva parvient même à avoir une vie privée qui finit – quelle ironie – par la ramener au Luxembourg. Tant mieux, cela lui permettra de boucler la boucle. Elle a 26 ans, déborde de passion et de savoir-faire et se sent tout à fait prête à voler de ses propres ailes. À peine revenue, elle lance la procédure pour monter son affaire. C’est la naissance d’Adamo [&] Eva, un bébé qu’elle n’aura de cesse de faire grandir dans un quartier en plein changement dans lequel Eva s’investit aussi. « Nous étions une poignée de commerçants désireux de faire avancer les choses. Ça allait de la mise en place d’un bancomat à l’éclairage et la décoration de Noël, en passant par les querelles de voisinage… » se remémore-t-elle avec un bon sourire.
De la nostalgie peut-être ? « J’ai eu un coup de foudre pour le Grund et j’en suis toujours amoureuse, mais j’aime tourner les pages. De toutes façons, de là où je suis maintenant je garde un œil sur le quartier. Après tout, il n’y a que la montée du Grund à emprunter... » ajoute-t-elle malicieusement. Ce qu’Eva Ferranti regrette, c’est plutôt l’immobilisme de l’Union commerciale de la Ville de Luxembourg, qui régente la Ville Haute. « Je leur ai consacré beaucoup de temps et m’y suis investie du mieux que je pouvais. À partir du moment où les choses n’avancent pas, je ne vois pas ce que je peux leur apporter de plus. J’estime que mon temps est trop précieux ».
Il est certain que les journées sont longues quand on gère sa propre affaire et Eva Ferranti ne déroge pas à la règle, n’hésitant pas à travailler entre douze et quatorze heures par jour. Quand on sait qu’un costume exige entre 40 et 50 heures de travail, et que son personnel accumule les heures supplémentaires pendant la période de Noël, on comprend que la boutique d’Eva est une affaire qui roule. « Mes week-ends, c’est le dimanche, et encore quand je n’ai pas de la comptabilité à faire. Ce métier, c’est de la folie si on n’est pas passionné ». Quant à la seule évocation d’une vie de famille, Eva la balaye d’une main. « C’est impossible, les femmes qui prétendent pouvoir cumuler les deux sont des menteuses salariées, avec des congés et des salaires fixes. Moi je me prive de vacances depuis deux ans et je consacre toute mon énergie à mon atelier. C’est lui mon enfant : je le vois grandir, il a besoin de moi et m’apporte des problèmes et des satisfactions. Pour moi, ce n’est absolument pas un sacrifice ! ». Le ton est véhément. On sent qu’elle a dû subir une certaine forme de pression, mais aussi qu’elle a pris sa décision : « On n’a qu’une vie, il faut la vivre pour soi-même, pas pour ses enfants. »
Garantir du made in Luxembourg de haute qualité et à des prix encore abordables (980 euros pour le demi-mesure, à partir de 1 900 euros pour le sur-mesure) alors que la main d’œuvre grand-ducale est une des plus chère du marché – voilà la grande fierté de ce petit bout de femme pour qui la couture, c’est de l’art. Alors bravo l’artiste.