La « recomposition » du paysage hospitalier, voilà le projet du ministre de la Santé, Carlo Wagner, pour l'an 2000. Le gouvernement lui avait préparé le terrain en décrétant un moratoire concernant le plan hospitalier, bouleversant ainsi les décisions prises à la hâte par l'ancien gouvernement.
Remis des déboires qu'il a connus lors de son premier accrochage avec les syndicats, le ministre vient de montrer une certaine agressivité pour tracer la voie à suivre. Ses prédécesseurs au ministère de la Santé, en premier lieu sont visés Johny Lahure et Georges Wolfahrt, mais aussi Benny Berg, sont accusés de manquements graves. Comme si Wagner voulait se procurer un bol d'air avant les discussions autour de la refonte du plan hospitalier.
Wagner a profité d'une question parlementaire du député PCS Nico Loes, relative au maintien des services de maternité dans la région du Nord, pour préparer le terrain. L'élaboration de la carte sanitaire du pays, « véritable photo instantanée du paysage hospitalier avec ses établissements, leur personnel, leurs équipements et leurs activités » est décrétée comme prioritaire. Cette carte sanitaire serait la seule « base de discussion sérieuse pour une éventuelle recomposition du paysage hospitalier ». Selon la loi hospitalière, la carte sanitaire est d'ailleurs un préalable du plan hospitalier.
À bien comprendre Wagner, il serait le premier ministre de la Santé depuis longtemps à respecter cette règle : « Or, force est de constater que ladite carte sanitaire n'a plus été refaite pendant au moins quinze ans, de sorte que le plan hospitalier actuel et celui qui l'a devancé peuvent être qualifiés d'un exercice de pilotage à vue. L'absence de données fiables comparables pour la dernière décennie ne facilite (...) pas la collecte des données les plus récentes pour constituer la carte sanitaire. (...) Il serait en effet irresponsable de prendre des décisions individuelles sans avoir une bonne perception de l'ensemble dans lequel elles s'inscrivent. »
Wagner reproche aux anciens ministres en charge de la Santé, et indirectement aux gouvernements qui les ont laissé faire, d'avoir ignoré les éléments de base pour appliquer une politique de santé cohérente, et, pire, les accuse d'irresponsabilité.
Si ces accusations sont a priori fondées - la politique en matière de santé au Luxembourg était plus dicté par des choix politiques que hospitaliers - il n'en reste pas moins que ces déclarations provoquent un certain remous au sein du ministère. Car les hauts fonctionnaires, qui en fin de compte élaborent les voies à suivre et appliquent la politique déterminée, sont pour la plupart d'entre eux en fonction depuis longtemps. Même lorsque Wolfahrt a repris le ministère ? contre son gré ? de Lahure, démissionnaire à cause de l'affaire dite des dysfonctionnements, le seul haut fonctionnaire à ne plus faire partie de la « nouvelle » équipe fut l'administrateur général Marcel Reimen. L'ossature de cette équipe n'a pas changé pour autant lorsque Wagner a succédé à Wolfahrt. Le premier conseiller de gouvernement Raymond Mousty, la directrice de la Santé Danielle Hansen-Koenig, l'inspecteur premier en rang Léon Breyer et l'attaché de gouvernement Roger Consbruck sont toujours en charge des grands dossiers de la politique de santé. Or, si les accusations portées par Wagner s'adressent en premier lieu aux ministres précédents, il n'en reste pas moins que ce sont ces hauts fonctionnaires, symbolisant la continuité au ministère de la Santé, qui sont visés indirectement. À moins que Claude A. Hemmer soit devenu le nouvel homme de confiance de Wagner. Hemmer fut « chef de cabinet » du feu ministre de la Santé libéral Émile Krieps avant d'être quelque peu mis au placard lorsque le PDL ne faisait plus partie du gouvernement. C'est d'ailleurs Hemmer qui se trouve à l'origine de l'affaire des dysfonctionnements, c'est lui qui a révélé le premier les faits incriminés ; en connaissance de cause d'ailleurs, vu que les origines du système de financement bis au ministère de la Santé remontent à l'ère Krieps.
La sortie, orchestrée, du ministre est donc un constat d'échec pour la politique de santé des gouvernements antérieurs. Le ministre affiche brutalement sa volonté de faire table rase du passé pour construire une nouvelle politique sur des bases cohérentes. Mais outre l'instabilité ainsi provoquée au plus haut niveau du ministère, le rôle du partenaire de coalition chrétien-social risquera de compromettre, du moins partiellement, les velléités du ministre libéral.
Lorsque le moratoire concernant le plan hospitalier a été décidé, le Parti chrétien-social a veillé à ce que les bijoux de l'archevêché - c'est-à-dire les hôpitaux congréganistes - ne soient pas remis en cause. C'est ainsi que, en présence d'un ministre plutôt agacé, les dignitaires de la Fondation François-Élisabeth ont pu réaliser le premier coup de pelle de la clinique congréganiste prévue au Kirchberg : par un subtil exercice d'interprétation, le PCS avait réussi à imposer ce projet au nom de la loi autorisant
l'État à participer au financement des grands projets hospitaliers et les autorisations données individuellement par le ministre à certains projets. Cette loi, prévoyant une enveloppe financière de 23 milliards de francs, fut votée à la va-vite le 21 juin de cette année, sans que les conditions préalables pour ce faire soient respectées. Des quinze projets hospitaliers retenus, près de la moitié se trouvent encore à l'état de conception, pas tous les projets ont été avisés par la Commission permanente du secteur hospitalier ou l'Union des caisses de maladie, qui intervient pourtant à hauteur de vingt pour cent dans les investissements à réaliser et, surtout, sans qu'un plan hospitalier ne soit établi.
Que le ministre essaye maintenant de dresser une carte sanitaire du Grand-Duché, pour mieux respecter les « critères d'efficacité, de qualité et géographiques » pourra ainsi se révéler une action pour la seule gloire. Cette initiative rassemblera enfin les données statistiques concernant la qualité des soins, les critères d'efficience, les pathologies traitées, des diagnostics réalisés, etc. pour véritablement définir les besoins et tenir compte des réalités hospitalières actuelles.
Mais cette « photo instantanée » ne permettra pas pour autant d'élaborer un plan hospitalier en conséquence, vu que - ne serait-ce que par la réalisation du projet de la clinique congréganiste du Kirchberg - le plan hospitalier devra respecter des impératifs dictés par une autre raison que celle, logique, de la carte sanitaire.
Certes, le ministre Wagner dispose, par le moratoire, d'une marge de manuvre législative. Les projets prévus par la loi de financement devront être définis individuellement par règlement grand-ducal. Mais cette marge de manuvre est restreinte, de façon vitale par la loi de financement elle-même. Finalement, si l'ancienne politique hospitalière était dictée par un partage entre chrétiens-sociaux et socialistes, il ne reste actuellement que les chrétiens-sociaux à garder jalousement les avantages acquis, laissant les libéraux se défouler sur les projets « socialistes » sous moratoire.
D'un autre côté, la concurrence entre les différents hôpitaux risquera aussi de compromettre le plan hospitalier avant même que ce dernier ne voie le jour. Pour l'élaboration de la carte sanitaire, les gestionnaires et les médecins devront montrer patte blanche, chose qui n'est pas toujours facile. En lieu et place de confiance, c'est la méfiance qui règne dans le milieu, conséquence des décisions politiques qui se sont trop longtemps imposées au détriment des nécessités médicales, hospitalières et sanitaires. Cette culture de méfiance se transpose jusqu'au sein des groupes médicaux intégrés dans les établissements hospitaliers.
Le ministre s'est donné un an pour présenter les grandes lignes de la nouvelle politique hospitalière. Ce qui peut paraître long, mais vu la situation embourbée, risque d'être trop court. Et en attendant, divers projets, sortis du moratoire, se réalisent, changeant à nouveau la donne initiale.