Dans le contexte actuel d’une économie de plus en plus mondialisée et d’une compétition fiscale internationale de plus en plus exacerbée, la question de la politique fiscale à mener devient essentielle pour tous les États et probablement plus particulièrement pour les petits États « contraints » de s’ouvrir à l’international. Alors que le gouvernement avait indiqué vouloir présenter une réforme fiscale neutre sur le plan budgétaire, la question fait beaucoup de bruit dans la communauté des fiscalistes ces jours-ci. C’est ce débat qui a incité l’IFA luxembourgeoise à inviter Clemens Fuest, président du Centre de recherche économique européen et Professeur à Université de Mannheim, à venir exposer ses vues sur le sujet et d’essayer de transposer ses enseignements dans le contexte de la réforme fiscale luxembourgeoise.
Ce que l’on remarque en prenant la moyenne des pays OCDE c’est que, depuis 1983, le taux de l’impôt sur les sociétés est en baisse constante de 47 pour cent à 28 pour cent, alors que, dans le même temps, les montants perçus en pourcentage du PIB sont en augmentation, du moins jusqu’à la crise financière de 2008. En se gardant de tirer des conclusions hâtives de ces statistiques, la question qui se pose – et qui fut examinée lors de cette conférence – était de savoir si la réduction des taux a un effet économique réel. Et c’est là que les enseignements de Clemens Fuest révèlent toute leur pertinence, étant donné qu’ils apportent une base scientifique aux trois thèses suivantes : Primo, l’imposition des sociétés est étroitement liée à la croissance économique, et c’est cette même composante d’une politique fiscale qui a l’impact le plus important sur l’activité économique. Secundo, en réduisant le taux d’impôt sur les sociétés, un gouvernement peut contribuer à la genèse de salaires plus élevés. Et, tertio, la réduction du taux d’impôt sur les sociétés incite certaines multinationales à transférer des revenus vers le territoire qui aura ainsi réduit son taux.
Effets sur l’investissement En termes d’investissements des entreprises locales, les études menées jusqu’à présent n’apportent pas de réponse unanime. Hasset et Hubbard (2002) arrivent à la conclusion qu’une réduction des coûts de dix pour cent entrainerait une augmentation des investissements entre cinq et dix pour cent. Les recherches plus récentes de Stephen Bond et Jing Xing (2013) démontrent une forte corrélation entre réduction des coûts et augmentation des investissements en équipement, mais un effet nettement moins évident sur l’investissement en structure.
L’impact sur l’investissement étranger a été indirectement abordé au travers des recherches de Kimberly A. Clausing (2009) portant sur les multinationales américaines et de Heckemeyer et Overesch (2013). Ces recherches démontrent que la localisation d’une filiale d’une société américaine dans un État avec un impôt sur le revenu des sociétés inférieure d’un pour cent par rapport au taux américain augmente la profitabilité de la filiale de 0,5 pour cent. Une réduction de dix pour cent entraine une augmentation des profits des multinationales de huit pour cent, un quart de cette augmentation de profit étant par ailleurs liée à une modification des structures de financement.
On peut ajouter que cette corrélation entre taux et investissement en provenance de l’étranger se retrouve aussi dans d’autres recherches. Ainsi, l’analyse statistique de Ruud de Mooij (2008) montre une forte corrélation qui suggérerait qu’une réduction de dix pour cent de l’impôt sur les sociétés aurait pour effet une augmentation de trente pour cent des investissements étrangers même s’il convient que les investissements étrangers peuvent aussi être affectés par beaucoup d’autres facteurs. On peut aussi, dans la même veine, citer les modélisations effectuées par l’Irlande et le Royaume-Uni1.
Effets sur les salaires Clemens Fuest a pu analyser la question à l’aide de données sur l’impôt commercial communal collectées auprès des communes situées en Allemagne2. Ces données sont particulièrement aptes à servir comme mesure, étant donné que les changements du taux d’impôt sont fréquents : 18 000 changements sur 10 000 communes sur vingt ans (1993-2012). Plus de la moitié des communes ont changé de taux une ou deux fois, et environ quinze pour cent ont opéré quatre changements ou plus. Par ailleurs, la base imposable est identique pour toutes les communes, ce n’est que le taux qu’elles ont le pouvoir de changer. Enfin, ces communes peuvent être considérées comme autant de petites économies ouvertes dans une économie hautement intégrée qu’est l’économie nationale allemande.
Les résultats de l’étude sont éloquents de par leur degré de granularité. Elles constatent qu’une augmentation de l’impôt commercial réduit les salaires, et qu’une réduction de l’impôt augmente les salaires. En moyenne, pour un euro de réduction de l’impôt, les salaires augmentent de 25 cents. Les effets sont similaires à tous les niveaux de qualification : une réduction de taux profiterait dans les mêmes proportions à une main d’œuvre hautement qualifiée qu’à une main d’œuvre peu qualifiée
L’effet augmente avec le pouvoir de négociation de l’employé : les salariés d’entreprises ayant une implantation locale sont plus impactés que les salariés d’entreprises ayant une implantation nationale. Appliqué au Luxembourg, cela pourrait vouloir dire que les salariés de PME – dont la rémunération est souvent réglée par convention collective – seraient plus susceptibles de profiter d’une réduction de taux que les salariés employés par une société appartenant à un groupe, dont la politique de rémunération est plus souvent définie au siège. Une autre interprétation avancée pour expliquer l’impact amoindri au niveau de sociétés de groupe pourrait être la tendance de ces derniers à transférer les revenus vers une juridiction moins fiscalisée.
Transfert de revenus, Beps, évasion fiscale Il n’est plus contesté que les entreprises multinationales sont réceptives à la planification fiscale internationale et les attraits fiscaux proposés par les gouvernements. Suivant une étude Oxfam citée par Clemens Fuest, le transfert artificiel de revenus fait perdre cinquante milliards de dollars par an aux pays développés. Suivant une étude de l’UNCTAD3, ce chiffre serait de cent milliards de dollars. Une étude OCDE plus récente estime le montant de recettes ainsi défiscalisées à entre quatre et dix pour cent de l’impôt total sur les sociétés. Enfin, une étude de Hines fait apparaître que la semi-élasticité du transfert de revenus est d’environ 0,4. Concrètement, une société qui opère sur une zone au taux de 25 pour cent et qui a la possibilité d’allouer une partie de ses revenus vers une zone imposée à quinze pour cent va arranger ses affaires de façon à allouer quatre pour cent de son revenu vers la zone moins imposée.
Or, sous l’effet du plan d’action Beps4, le gouvernement s’est justement engagé à endiguer le phénomène du transfert artificiel de bénéfices. Mais est-ce que il devrait pour autant renoncer à réduire le taux d’impôt ? Non, répond Fuest, ce serait jeter l’enfant avec l’eau du bain. Parce que même si le gouvernement arrive à endiguer ce transfert de revenus, il est presque certain que la concurrence des taux d’impôt va s’intensifier. Par ailleurs, les conflits d’intérêt entre États sont substantiels – par exemple si Daimler Benz produit à Stuttgart et vend ses voitures en Chine, où est située l’« activité réelle » dont dépendra le pouvoir d’imposer ? C’est le plan d’action Beps lui-même qui anticipe la solution à cette contradiction : c’est celle qui consiste pour les États à se mettre d’accord sur quelques règles de concurrence élémentaires, ainsi que des règles de transparence telles qu’elles sont préconisées par le country-by country reporting.
Conclusion Sous l’effet du plan d’action Beps, le gouvernement devra, par la création d’un cadre capable d’attirer les facteurs de croissance, les investissements et emplois, générer de l’« activité réelle »requise par Beps. Il semble clair que le niveau d’imposition des sociétés a un effet significatif sur le niveau des profits des entreprises, mais aussi sur les investissements et les salaires. Il est aussi évident que la compétition fiscale internationale continuera et il est même très probable qu’elle s’accentuera et aura des effets tant sur le taux de l’impôt sur les sociétés que sur les bases de cet impôt.
Pour les petits États contraints à l’ouverture sur l’international, cette question du niveau des taux d’imposition des sociétés et de sa base doit nécessairement être examinée dans le cadre de leur politique fiscale, s’ils veulent rester compétitifs par rapport aux États jouissant d’une base et d’un marché intérieur plus vastes. C’est à la lumière de sa capacité d’attraction de facteurs de croissance que va se mesurer la réforme fiscale annoncée pour 2017.