Banalité de l’offshore Les banquiers privés et avocats d’affaires sont surpris que leurs connections panaméennes puissent surprendre. Que le Luxembourg, comme centre financier international, apparaisse dans les « Panama papers » leur paraît évident. Concocter des sociétés offshore est une spécialité nationale, de l’opaque Holding 1929 à la (pas plus transparente) Société de gestion de patrimoine familial. Mais l’évasion fiscale, assurent-ils, ce seraient de « vieilles histoires » des « séquelles du passé », des artefacts de « tempi passati ». Attention à l’anachronisme, disent-ils, il ne faudrait surtout pas juger le passé à partir des valeurs morales et fiscales d’aujourd’hui. Ils plaident des circonstances atténuantes et demandent qu’on replace cette affaire dans son contexte historique (c’est-à-dire il y a trois-quatre ans). Au Luxembourg, trente ans d’évasion fiscale systématisée et érigée en modèle d’affaires ont été maladroitement enterrés sous des hymnes à « la nouvelle ère de la transparence ». Or, de leak en leak, par petits bouts, cet héritage encombrant – que personne ne veut assumer – remonte. Mais quelle histoire les « Panama papers » et autres « Luxleaks » racontent-ils sur le Luxembourg ? Celle d’une stratégie transnationale de classe ? D’un acharnement thérapeutique ? D’un État compétitif qui a su tirer profit de la mondialisation ? Ou simplement de la banalisation de l’offshore ?
Souveraineté et offshore Sortie voici dix ans, The Offshore World – Sovereign markets, virtual places and nomad millionaires (Cornell University Press) est une étude académique, indigeste par moments, mais passionnante. Le politologue Ronen Palan, professeur à la City University de Londres, tente de penser le phénomène offshore en relation avec la souveraineté. C’est un des rares essais de conceptualisation politique de l’offshore, et des micro-États qui, comme le Grand-Duché, s’en sont fait une spécialité. Les paradis fiscaux, Palan ne les aborde ni comme archaïsmes féodaux, ni comme aberrations criminelles, ni comme conspirations oligarchiques, mais comme éléments structurels du capitalisme : « In this fiction of offshore, states have found a politically acceptable, albeit awkward, way of reconciling the growing contradictions between their territorial and nationalist ideology […] and their support for capitalist accumulation on a global scale. »
Dans The International Money Game paru en 1976, le professeur d’économie de l’Université de Chicago Robert Z. Aliber avait comparé l’émergence de l’offshore au modèle de Radio Luxembourg. Comme la finance, la radiodiffusion était traditionnellement un secteur sévèrement régulé par les autorités étatiques. Et comme la finance, elle avait une capacité inhérente à transcender les frontières nationales. Malgré leur refus d’accorder des concessions aux radios commerciales, ni la France, ni l’Angleterre, ni l’Allemagne ne pouvaient empêcher le Luxembourg d’ériger de gigantesques transmetteurs radio sur le sol grand-ducal diffusant au-delà de son territoire. Ronen Panan définit l’offshore non comme un endroit géographique, mais comme « a set of juridical realms […] The idea is that in the age of mobile capital, domestic laws affect not only those residing within a given territory, but also those outside. » (Sous cet angle, une grande partie des économies post-industrielles de petits pays sont à considérer comme offshore.)
Paradoxalement, tout en sapant les fondements de la souveraineté des autres, l’offshore a besoin de la protection étatique. Ainsi, pour mettre de leur côté le principe de territorialité de la loi pénale et ne pas finir accusés de complicité à la fraude fiscale, les avocats, experts-comptables et banquiers priaient leurs clients de se déplacer au Grand-Duché pour signer les contrats et déposer leur argent. Ils y étaient longtemps protégés par un secret bancaire rigide et un pouvoir judiciaire compréhensif.
Dans un contexte mondialisé, le Luxembourg a su tirer une rente de sa souveraineté. Fernand Fehlen a pu évoquer un « État futé ou État roublard ». Le politologue américain Philip G. Cerny a théorisé, lui, le competition state, dont l’intervention « is aimed at not only adjusting but also sustaining, promoting, and expanding an open global economy in order to capture its perceived potential benefits ».
C’est donc moins l’État qui est sur le déclin que l’État-nation, comme construction historique issue du XIXe siècle. À la fin de son livre, au détour d’une phrase, Ronen Palan lance une question qu’il laisse sans réponse : « How [does] the subject perceive his or her place in states and societies that have commercialized their sovereignty ? » Au Luxembourg, la question de la souveraineté a été mise en sourdine par les débats sur l’insondable « identité nationale ». Des premières lois anti-blanchiment à l’abandon du secret bancaire, en passant par la réduction des armes d’optimisation fiscale les plus agressives, les décisions touchant à la place financière ont été prises sous la contrainte extérieure. Aucune n’a trouvé son origine dans un débat contradictoire et public mené au Luxembourg. Jusqu’en 2013, dans le discours dominant luxembourgeois, le secret bancaire sera assimilé à un droit de l’Homme. (Alors que les rulings étaient déclarés comme faisant « partie de notre patrimoine » par le ministre des Finances Pierre Gramegna dans une interview au Monde en octobre 2014.)
« Offshore offers capital a stick to wave at recalcitrant states that have failed to deregulate their economy sufficiently », note Palan. Il y a une année, devant de jeunes avocats d’Arendt & Medernach, l’ex-ministre des Finances Luc Frieden (CSV), alors « vice-chairman » de la Deutsche Bank à Londres, avait exposé sa doctrine. D’après le Luxemburger Wort, Luc Frieden y aurait « rappelé qu’il ne fallait jamais oublier de dissocier la perception du grand public de celle de la communauté d’affaires ». Selon l’ancien ministre, « le premier ensemble importe moins que le second. » C’est une définition succincte de l’axiome post-démocratique. Entre Marktvolk et Staatsvolk, il faut privilégier et protéger l’investisseur globalisé, nouveau souverain.
Le 17 décembre 2015, à la Chambre des députés, le ministre des Finances Pierre Gramegna (DP) relatait sur un ton désespéré ses entretiens avec des multinationales : « Elles nous ont dit : ‘Nous n’allons pas payer l’impôt sur la fortune sur tout le montant. Nous retirerons la substance.’ C’est aussi simple que ça ! Ces sociétés-là, elles s’organiseront autrement. Elles bougeront leur headquarter. Elles élaboreront une nouvelle structure, qui sera prête dans les six mois… An dann kréien mir iwwerhaapt näischt méi. » Même si les juridictions offshore, comme le rappellent les « Panama papers », forment un écosystème, les équilibres sont instables. Ainsi, sur le continent européen, la Suisse avait émergé très tôt comme terre d’accueil pour les investissements internationaux, avant d’être supplantée par les Pays-Bas dans les années 1990, qui se feront à leur tour piquer des parts de marché par le Luxembourg, lorsque, en 1999, sous la pression européenne, La Haye est forcée de revoir son système de rulings. Quand éclate l’affaire « Luxleaks », les concurrents néerlandais, anglais et irlandais ne se feront pas prier et tenteront à leur tour de démarcher les clients des Big Four luxembourgeoises.
En à peine six ans, la CSSF a doublé ses effectifs, qui sont passés à 640 collaborateurs. La contrainte internationale de la transparence, à défaut de pouvoir être qualifiée de stratégie du gouvernement luxembourgeois (qui s’y est résigné nolens volens), pourrait se révéler être une chance. La souveraineté comporte des coûts fixes et indivisibles (services publics, régulations, justice, affaires étrangères), qui, calculés par tête d’habitant, sont particulièrement lourds pour les petits États, qui ne peuvent faire des économies d’échelle. Or, plus une économie est ouverte, plus elle a intérêt à disposer d’une administration large, capable de compenser sa vulnérabilité et d’encaisser les chocs externes.
Il n’est toutefois pas sûr que tous les micro-États offshore aient les ressources financières et personnelles pour supporter une mise en conformité avec les standards internationaux. (À moins de privatiser les fonctions administratives, comme l’a fait le Liberia, dont le registre maritime est géré à partir de Virginie aux États-Unis). Dans la lutte de survie qui s’annonce entre centres financiers, il paraît improbable que ce soient les moins régulés et les plus opaques qui sortent vainqueurs. Les multinationales et UHNWI sont à la recherche d’une sécurité juridique qu’ils pensent trouver dans des centres financiers réputés stables, car rattachés à de grands ensembles politiques comme l’Union européenne (Irlande, Luxembourg ou la City de Londres), les Dépendances de la couronne (Guernesey, Jersey), le Territoire britannique d’outre-mer (Îles Vierges britanniques, Îles Caïmans, Anguilla) ou les États-Unis (Delaware).
Genèses Palan ne croit pas dans une lecture intentionnaliste de la genèse des centres offshore. Il y voit plutôt un puzzle fait de pièces disparates : pavillons de complaisance, fiscalité avenante, régulation laxiste, secret bancaire, droit des sociétés flexible. Cet ensemble de solutions pragmatiques – souvent accidentelles – a émergé pour résoudre les tensions entre juridictions nationales et internationalisation du capital : « Slowly, and only very gradually, the idea that these different techniques might be used as a developmental strategy by small states began to develop. » Ces pratiques se diffusent par un processus d’émulation compétitive, « under the guidance of roving lawyers and accountants acting as advisors to government of the small jurisdictions ». Au Luxembourg, où des lois concernant la place financière sont régulièrement co-rédigées par les intéressés, c’était une firme autochtone, l’étude d’avocats Elvinger, Hoss & Prussen, qui « contribua notoirement à l’élaboration de la législation bancaire », comme le pointa Laurent Moyse dans Les artisans de la place financière (2014).
Les moments d’expansion de l’offshore coïncident avec deux crises économiques. Celle de 1929 et celle de 1973. (Ironiquement, le Luxembourg se dote de son premier outil offshore, la Holding 29, trois mois avant le krach de 1929.) La Suisse émerge comme le prototype. Dans les années 1920, elle se mutera en centre offshore pour riches Européens voulant échapper à l’impôt sur le revenu nouvellement introduit et mettre leur magot à l’abri des troubles économiques, sociaux et politiques. En 1934, suite à l’arrestation à Paris de deux employés de la Basler Handelsbank qui avaient le malheur de porter sur eux une liste de plus de mille clients français, Berne bétonne son secret bancaire et le fait entrer dans le dispositif pénal. (Dans les années qui suivront, les Bahamas, le Lichtenstein et le Liban voteront des lois similaires.) Dès les années 1930, le Panama apparaît dans la galaxie offshore comme pavillon de complaisance, permettant aux armateurs états-uniens et grecs de contourner la régulation sociale et les normes de sécurité introduites par leurs gouvernements. À la fin des années 1970, lorsque le Luxembourg rejoint le cénacle offshore, celui-ci s’est élargi et perfectionné.
La mutation du Luxembourg en place financière est souvent considérée sous l’angle de la crise de la sidérurgie. Or, pour Palan, c’est la fin des Trente glorieuses et la crise du modèle fordiste qui ont propulsé le capitalisme dans l’ère offshore : « Periods of capitalist crisis, which normally take the form of falling rates of profit, are also periods of intense technological and political innovation as firms seek to raise the profit ratios. » La voie de sortie, ce sera l’euromarché, comme véhicule d’expansion des entreprises multinationales, et le Luxembourg, comme extension de Londres, y jouera un rôle non-négligeable.
Final frontier « On a parfois l’impression que les flux de capitaux s’enverraient volontiers dans la lune, si l’État capitaliste n’était pas là pour les ramener sur terre », écrivaient Gilles Deleuze et Felix Guattari en 1972 dans L’Anti-Œdipe. Après les ondes radio (1933), la finance (1963), les satellites (1985) et le pavillon maritime (1990), le gouvernement luxembourgeois veut dépasser l’ultime frontière de l’offshore : l’espace. Le ministre de l’Économie Etienne Schneider (LSAP) vise au-delà de la lune. Il veut créer un cadre juridique « innovant », permettant aux firmes privées de miner les ressources des astéroïdes. « Ee Billiarde-Geschäft » expliquait-il ce mardi à la Radio 100,7, « dat kënnen mir ons jo guer net zoumudden, dass mir mengen, mir géingen dat alleng maachen ». En visite aux Émirats arabes unis, Etienne Schneider a donc tenté de trouver des associés à son projet. « Komm mir deelen ons et op », leur aurait-il dit.