d’Land : Le Trade and Investment Office de San Francisco fête ses trente ans cette année. Or, le Luxembourg avait mis longtemps avant de prendre pied dans la Silicon Valley : La première capture majeure ne date que de 2003, avec AOL.
Georges Schmit : Les premières grandes prises étaient en effet industrielles (Avery-Dennison, Airtech, IEE) de la région de Los Angeles où, au début des années 1980, le gouvernement avait renoncé à ouvrir un LTIO, préférant San Francisco. Pendant longtemps, nous n’étions pas vraiment de la partie dans la Silicon Valley. Peut-être étions-nous restés coincés sur la voie industrielle, toujours est-il que nous ne nous retrouvions pas dans le monde dot-com. Finalement, ce sont les entreprises qui nous ont approchés. En 2002, AOL fut la première à identifier un nouveau modèle d’affaires au Luxembourg, poussé par la règlementation européenne en matière de TVA sur les services électroniques.
Ce succès était donc davantage dû au hasard qu’au volontarisme politique ?
Oui et non. Notre unique selling proposition a émergé malgré nous. Même si, par la suite, nous l’avons utilisée massivement, elle a été décidée à Bruxelles sans que personne n’en ait vraiment mesuré les implications et l’ampleur. Sur d’autres dossiers par contre, on a eu beaucoup de discussions avec les entreprises. Prenez Amazon : Nous avons, sur le plan législatif, beaucoup travaillé pour adapter le cadre juridique au nouveau phénomène du commerce électronique. Il y avait une bonne dose de volontarisme au niveau du gouvernement.
Si la France avait essayé de s’y adapter, elle aurait eu à composer avec d’autres lobbies, comme les maisons d’édition, les petites librairies, voire des multinationales françaises comme la Fnac. Le fait que le Luxembourg ait les mains libres constitue-t-il un avantage compétitif ?
On pourrait comparer l’arrivée du commerce électronique en 2004 aux phénomènes plus récents que sont Uber ou AirBnb. Certaines activités de la shared economy semblent aujourd’hui incompatibles avec notre législation. AirBnB et Uber sont l’expression d’innovations technologiques qui ouvrent de nouveaux modèles d’affaires. Elles ont libéré des gisements d’offres, cassé les prix et généré une demande. Or toute pression en direction d’un changement provoque forcément des oppositions de la part des acteurs établis, voire des autorités responsables de la collecte des taxes ou des droits de licence. La question est : Allons-nous affronter le défi d’intégrer ces nouvelles technologies et modèles d’affaires dans notre économie ?
Quel accès le gouvernement a-t-il auprès des mastodontes de la Silicon Valley au pouvoir énorme ? Un Premier ministre luxembourgeois arrive-t-il jusque dans le bureau d’un Jeff Bezos, le CEO d’Amazon ?
Je pense qu’il faut procéder de manière opportuniste et pragmatique. Monsieur Bezos, pour reprendre votre exemple, ne prépare pas lui-même chaque dossier jusque dans le menu détail, il est entouré de tout un staff. Et c’est à ce niveau-là qu’il s’agit d’être présent pour que les informations et les arguments trouvent leur chemin jusque dans les rapports préparant les décisions. C’est tout l’art de la prospection : Il faut avoir plusieurs interlocuteurs au sein d’une entreprise pour identifier ceux qui seront importants dans une procédure de prise de décision. Des fois ce sont les techniciens ou les opérationnels, des fois ce sont les financiers ou les fiscalistes. Souvent, sinon la plupart du temps, il y a des couches de critères de décision, suivant un ordre de priorité variable, et il faut donc intervenir à différents niveaux.
Le régime fiscal – très avantageux – de l’IP-box prendra fin d’ici 2021. Pour continuer à profiter des exonérations sur la propriété intellectuelle, il faudra à l’avenir que la recherche et le développement se fassent au Luxembourg. Ceci accélérera-t-il l’établissement d’une substance économique ?
Il est encore un peu tôt pour le dire. Certaines firmes m’ont signalé qu’elles joueront sur les deux plans : d’un côté, elles ont transféré leur IP existante et, de l’autre, elles comptent développer et commercialiser leurs futurs produits depuis le Luxembourg. Ce serait alors mission accomplie. Mais encore le Luxembourg devra-t-il adapter le cadre compétitif pour que ces entreprises restent attachées au Luxembourg.
Alors que l’exigence de la substance se durcit, les soft factors deviennent-ils plus importants ? Car qui dit « substance » dit également « employés hautement qualifiés » qu’il faudra attirer.
Les entreprises qui pensent simplement à implanter une structure d’optimisation financière sans autre substance opérationnelle au Luxembourg ne nous intéressent guère. Nous n’allons pas les chercher activement. Elles viennent d’elles-mêmes et ont surtout besoin d’un bon conseiller juridique ou fiscal, ou d’un bon comptable. Notre prospection se concentre avant tout sur les entreprises qui montrent un intérêt pour une présence opérationnelle effective au Luxembourg. Celle-ci peut être très petite au début. Chaque entreprise commence par le premier employé et toutes les firmes ne se développent pas à la vitesse d’Amazon. Il est vrai que les soft factors gagnent en importance même si, en tout cas pour les entreprises américaines, le bottom line compte toujours pour beaucoup.
Vous êtes en poste depuis 2009, et, d’ici quelques mois, vous partirez à la retraite. Comment assurer la continuité, peut-on léguer un réseau ?
Mon successeur devra nouer de nouveaux liens et créer ses propres contacts depuis San Francisco. Mais on ne travaille pas dans l’isolement ; il est tout aussi important de disposer de son réseau au sein de l’économie luxembourgeoise. Si j’ai une entreprise américaine à l’autre bout du fil, il est avantageux de savoir qui, au Luxembourg, pourrait être un partenaire utile, que ce soit dans le domaine technique, industriel, juridique, comptable ou fiscal. Et ceci au-delà des ministères et des administrations. Après tout, je ne transfère pas un dossier à l’Administration des contributions directes pour que celle-ci construise un modèle fiscal pour un projet. Chez mes collègues concurrents, les informations transitent de San Francisco à une centrale à Londres, Dublin ou La Haye où la mécanique administrative se met en branle. Dans mon cas, je connais non seulement l’administration, mais également de nombreuses entreprises et acteurs professionnels au Luxembourg, puisque, au cours de ma carrière, j’ai travaillé avec eux sur des projets d’implantation, d’investissement ou d’innovation. Cela me permet des contacts directs et des réponses plus rapides, ce qui est hautement apprécié. La vitesse a une valeur. C’est peut-être pompeux de le dire, mais on a une certaine agilité et crédibilité, ce qui fait naître une « tension » favorable dans un dossier.
Faisons un rapide retour au passé : Vous étiez la première personne au ministère à avoir été mise au courant de l’OPA lancée par Mittal. C’était le vendredi matin, 27 janvier 2006…
… À 9 heures 30 du matin. Karel Van Miert était à l’autre bout du fil. Il avait été commissaire européen à la Concurrence à Bruxelles et j’avais beaucoup travaillé avec lui dans le cadre des questions d’aides de restructuration de la sidérurgie dans les années 1990. En 2006, il n’était plus à la Commission, mais évoluait dans les milieux des banques d’investissement internationales, où il entretenait de bons contacts, notamment avec un ancien collègue de la Commission, Peter Sutherland, un des dirigeants de Goldman Sachs. C’est ainsi que j’ai reçu une préannonce que Mittal Steel allait lancer une OPA sur Arcelor le matin même. J’ai relayé l’information sans délai au ministre Krecké qui, ce matin-là, siégeait avec ses collègues en conseil de gouvernement. J’ai aussi, en ma qualité d’administrateur, transmis la nouvelle au président d’Arcelor.
En pleine bataille de l’OPA, le Luxembourg ouvre secrètement des canaux de communication avec la famille Mittal. Jeannot Krecké rencontre Lakshmi Mittal à l’aéroport de Charleroi et Luc Frieden déjeune avec Aditya Mittal à Milan. Le refus de faire voter une loi protectionniste sur les OPA s’explique-t-elle par un souci de garder un profil business friendly ? Ou, autrement dit : l’industrie a-t-elle été sacrifiée sur l’autel de la place financière ?
Il fallait une stratégie qui nous assure un maximum de chances pour finir du côté du vainqueur, sachant que la participation de l’État dans le capital d’Arcelor n’était que de l’ordre de 5,6 pour cent. Elle nous donnait certes voix au chapitre, mais n’était pas déterminante. Toutefois, pendant bien des mois, on ne savait pas qui allait gagner. Lorsque la transposition de la directive sur les OPA est venue à l’ordre du jour, le gouvernement et le Parlement ont choisi la voie non-protectionniste, malgré les pressions d’Arcelor. J’estime que c’était le bon choix : il s’agissait aussi de maintenir la crédibilité de la gouvernance du pays dans un environnement international. Malgré les difficultés, il fallait trouver une solution qui reflète l’intérêt général. Pour le gouvernement, il était primordial que le plus grand sidérurgiste au monde garde son quartier général au Luxembourg. Mais il était tout aussi important que son choix ne porte pas atteinte à notre réputation internationale en matière de gouvernance économique. L’intérêt général devait primer sur l’intérêt particulier. Avec le recul de dix ans, je pense que nous avons fait les bons choix.
Vous avez participé à l’élaboration de la stratégie en vue de l’exploitation des ressources de l’espace. Elle rappelle le modèle de Radio Luxembourg, de SES ou du pavillon maritime : L’État luxembourgeois crée un espace juridique ou fiscal favorable permettant à des acteurs privés d’opérer dans d’autres juridictions, en orbite géostationnaire ou sur les mers internationales. S’agit-il d’une exportation du principe « offshore » dans l’espace ?
L’économie luxembourgeoise est une économie de transformation de petit espace, très ouverte et sans ressources naturelles terrestres. Elle doit donc utiliser au mieux ses compétences, sa capacité d’innovation et son agilité, y compris celles liées à sa souveraineté juridique et politique pour jeter les bases de sa croissance future. Dans beaucoup de cas, les limites financières et opérationnelles d’un petit État ne lui permettent pas d’être acteur lui-même, le Luxembourg doit donc utiliser le levier de sa souveraineté juridique et politique pour créer les conditions du développement d’une activité nouvelle par le secteur privé. Il peut ainsi attirer les ressources – compétences, financements, technologie, etc. – nécessaires à cet effet. Mais de là à parler d’application d’un principe « offshore » me paraît osé, voire inapproprié. Ces arguments sont tout au plus mis en avant par des acteurs ignorants, incompétents ou jaloux : RTL, SES ou autres Jan De Nul et CLdN [entreprises navales avec siège au Luxembourg, ndlr] sont bien des entreprises luxembourgeoises à substance significative. Il en sera de même avec les nouvelles entreprises d’exploration spatiale.
Justement, comment vous est venue l’idée que l’exploitation de ressources spatiales pourrait être intéressante pour le Grand-Duché ?
Il y a trois ans, par simple curiosité, j’avais pris rendez-vous avec Pete Worden, le directeur du centre de recherches « Ames » de la Nasa à Mountain View. De manière privée et informelle, il évoquait l’intérêt réel de certains milieux privés d’aller au-delà de l’exploration lunaire et d’exploiter des ressources découvertes assez récemment sur les astéroïdes. Je l’ai invité au Luxembourg pour en parler lors d’une conférence à l’Uni.lu et rencontrer le ministre de l’Économie. C’est là qu’est née l’idée d’approfondir la collaboration entre la Nasa et la recherche au Luxembourg. Lorsqu’on s’est revu à Montain View quelques mois plus tard, Worden m’a confié l’intérêt de certaines entreprises pour une juridiction luxembourgeoise favorable à leurs projets. Le Luxembourg, me disait-il, avait prouvé par le passé qu’il sait penser de manière juridiquement innovante. De l’avis de Worden, l’outer space pourrait ouvrir un nouveau champ où nous pourrions appliquer ces qualités. De là, une stratégie économique a commencé à prendre forme au Luxembourg. Il est vrai que de telles activités peuvent paraître utopiques et à une échéance fort lointaine. Toutefois, ce qu’il faut considérer, ce sont les compétences que nous attirerons et les développements technologiques que la vision de l’exploitation de ressources spatiales va générer pour des applications très terrestres. Pensons aux matériaux nouveaux, à la robotique, à l’impression 3D, à la communication par laser, à l’intelligence artificielle, aux techniques d’observation spatiale, aux instruments d’analyse…