Nur wer die Sehnsucht kennt…

d'Lëtzebuerger Land vom 23.06.2017

« Enculés de merde ! Sales fachos ! Connards de merde ! Charognes ! » Valérie
Dréville maîtrise l’art de l’hyperbole quand elle engueule le public, qu’elle crie à tue-tête pour confronter ces spectateurs venus en pèlerinage au Kinneksbond de Mamer pour assister à la première production jamais montrée au Luxembourg du metteur en scène méga-star Romeo Castellucci. Les mises en scène de l’Italien sont réputées pour leur esthétique épurée, mais aussi pour le gigantisme des moyens mis en œuvre : machines complexes, train entier ou animaux font exploser les budgets (même du riche Grand Théâtre). Jérôme Konen, le jeune directeur de Mamer, a donc réussi un véritable coup de force en convaincant Castellucci de venir présenter une miniature, une pièce à trois – actrice, chanteuse et pianiste – avec comme seul décor une bâche en plastique étalée par terre et un éclairage très sophistiqué. Durant les deux jours de représentation – vendredi (dans le cadre du Fundamental Monodrama Festival) et samedi derniers –, la salle pourtant était loin d’être comble. Le public qui a acclamé le populiste Hoppen Théid durant des semaines au même endroit manque visiblement de curiosité. Si c’est pour se faire insulter, direz-vous…

Valérie Dréville crie comme si sa vie en dépendait. « Foutez le camp ! Barrez-vous ! » Elle se vautre par terre, ramasse la bâche, agenouillée, en forme un monticule – et on se demande seulement comment elle va arriver à sortir d’autant d’excès. Sa rage est compréhensible, n’a-t-elle pas décelé le voyeurisme du public, le regard scotché, avant son entrée en scène, sur le malheur et la souffrance de la soprano Christine Avemo, qui vient d’interpréter durant 45 minutes à peu près, des Lieder de Schubert qui vont crescendo dans le mal-être, la souffrance, l’impossibilité d’être au monde. D’ailleurs Schwanengesang D744, le titre du spectacle, est un de ces Lieder. Un autre, Mignon, de 1816, est une mise en musique d’un poème de Goethe, qui baigne si magnifiquement dans le romantisme noir, « Nur wer die Sehnsucht kennt / Weiß, was ich leide! »

Christine Avemo est un ange sur scène. Dans un impeccable deux-pièces clair, elle est immobile en fond de scène, le pianiste, Alain Franco, collé dos au public, lui fait face. Peu à peu pourtant, sa tenue s’effondre, on la voit s’engouffrer dans la mélancolie et l’abandon. Elle s’éloigne, elle titube, elle tombe, elle nous tourne le dos et sanglote. Mais elle continue toujours à chanter. Ce n’est que lorsque le noir l’a complètement engloutie qu’apparaît Dréville, en robe claire, qui reprend d’abord le texte du dernier Lied en chuchotant, s’accompagnant d’une chorégraphie hésitante, puis, quand elle se rend compte de la présence du public et de cette centaine de paires d’yeux fixés sur elle, explose. Quelques rires dans la salle, personne ne semble choqué, le concept de la Publikumsbeschimpfung n’est pas si neuf. Et l’échappatoire est un peu facile : « Je ne suis qu’une actrice » lance Dréville et s’excuse. Chacun est renvoyé à son rôle. Rideau.

Nous allons tous mourir, nous dit Castellucci entre les lignes, et la conscience de cette mort devrait nous rendre inconsolables durant notre passage sur terre. Pas du tout, semblaient répondre les invités de Martin Engler pour la soirée Marvellous things happening in Berlin, dimanche soir, qui faisait aussi la clôture du festival. Si nous devons mourir, autant célébrer la vie. Durant presque quatre heures d’affilée dans une Banannefabrik transformée en fournaise, on n’a pas vu le temps passer, tellement ces quatre gai-lurons nous faisaient rire. Car là où Castellucci revendique sans cesse son statut de créateur absolu, eux se considèrent modestement et avec beaucoup d’autodérision comme musiciens, acteurs et « crachmacheur » (Frieder Butzmann).

On vit donc d’abord Sven-Åke Johansson, génial percussionniste suédois qui vit et travaille à Berlin et auquel le réalisateur luxembourgeois Antoine Prum vient de dédier un beau documentaire (Blue for a moment, voir d’Land du 24 mars), utiliser des annuaires téléphoniques anciens comme percussions, s’acharner avec un torchon sur ses caisses ou faire rouler des voitures à ressorts sur leur peau. Martin Engler, maître de cérémonie de la soirée et excentrique performeur multi-instrumentiste, interpréta Vreneli’s Gärtli, un texte remontant à la fin du XIXe siècle et racontant l’épopée dionysiaque d’un Allemand qui fuit l’État policier de Berlin pour se jeter dans les bras ce celle qu’il croit être une Vénus suisse – et surtout de son excellent vin. Engler excelle dans sa représentation d’Oskar Panizza, bon vivant libertaire, accompagné avec beaucoup d’humour au violoncelle et à la vidéo en direct par Bo Wiget (que nous avons déjà plusieurs fois entendu à ses côtés). On peut sans problème transposer la révolte personnelle de Panizza contre le contrôle des pouvoirs publics et la limitation des libertés personnelles au monde d’aujourd’hui – et avoir envie de boire un coup avec lui et sa Vénus bien en chair.

Vint ensuite Frieder Butzmann, génial bricoleur de sons et d’images aussi savant que dadaïste, qui déconstruit la culture pop jusqu’à sa substantifique moelle, comme pour mettre à nu son absurdité. Quoi de mieux que l’interprétation à travers un tuyau en plastique jaune de Help des Beatles pour en démasquer la platitude ? Une chanson composée par Sven-Åke Johannson en l’honneur de Steve Karier et de son festival Fundamental (Wer wo wann), plutôt un Sprechgesang, interprétée en première mondiale par un chœur masculin, puis mixte, vint clôturer la soirée. Dont on retiendra le pied de nez à la mort. We’re fucked, let’s dance !

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josée hansen
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