400. En additionnant les morts dans les attentats en Europe de ces deux dernières années, MC Z (Simon Zagermann) en arrive à 400 victimes. C’est le nombre de morts en une semaine, parfois même en un jour, en Syrie, « le cimetière du monde ». Pas de quoi faire tout un drame, lance-t-il au public, regrettant que « la peur du terrorisme nous paralyse tous » en ce moment en Occident. Avec sa calvitie et le gros casque de musique qu’il portait en début du spectacle,
MC Z, assis près du bar installé sur la scène rappelle Ulrich Mühe dans Das Leben der Anderen (Florian Henckel von Donnersmarck, 2007), dont le casque était celui de la surveillance d’État, mais peut-être que ce n’est qu’un hasard.
MC Z est le principal personnage sur scène pour Fake fiction, une pièce conçue, écrite et mise en scène par l’artiste luxembourgeois Filip Markiewicz, une commande du Theater Basel dans le cadre de la foire Art Basel. La pièce ne s’est jouée qu’une seule fois, jeudi dernier, devant une salle enthousiaste. Un an de travail de recherche et d’échanges avec les acteurs a précédé sa conception. Durant une heure 45, les 17 excellents acteurs de l’ensemble du théâtre emmènent les spectateurs dans l’univers de Filip Markiewicz. Un univers où les stars de la musique pop-rock sont érigés en philosophes pour comprendre notre époque – « les décideurs européens devraient écouter ce que chantent nos rockstars ! » dit un des acteurs à un moment – et les théâtres un des derniers lieux où règne encore la liberté d’expression la plus totale.
De Winds of change (Scorpions, 1989) en passant par We are the world (USA for Africa, 1985) jusqu’à Seven nation army (White Stripes, 2003) ou Kiss the devil, la chanson que jouèrent les Eagles of Death Metal lors de l’attaque terroriste au Bataclan le 13 novembre 2015 : chacun des titres évoqués ou chantés sur scène est fortement chargé en symboliques. Et représente tant une esthétique qu’une idéologie. Filip Markiewicz décline son univers dans toutes ses œuvres, quelle que soit leur forme ou leur médium. Comme on dit toujours d’un auteur qu’il écrit le même roman durant toute sa vie, lui raconte toujours la même histoire de notre époque, qu’il dessine, qu’il réalise des installations, qu’il écrive ou qu’il mette en scène. C’est l’histoire d’un monde devenu fou, où les réseaux sociaux imposent leur loi, où les gens sont terrifiés par les attentats et terminent par avoir peur de leur voisin et où la politique européenne vire tellement à droite qu’elle en a perdu le Nord, que ce soit en Grande Bretagne ou en Pologne (exemples cités sur scène). C’est une histoire contemporaine marquée par des images hypermédiatisées, celles des deux tours du World Trade Centre en flammes, celle du corps du petit Syrien Aylan Kurdi gisant sur une plage turque – Filip Markiewicz les montre sur un écran posé à gauche de la scène.
Dans cet univers fait d’horreurs contemporaines, les personnages iconiques essayent pourtant d’évoluer, de simplement vivre. Il y a cette jeune actrice qui était au Bataclan et ne peut désormais plus monter sur une scène, trop paniquée à l’idée que des fous puissent ouvrir le feu sur le public en pleine représentation. Son aînée la rassure : c’est justement pour surmonter sa peur qu’elle continue à jouer, elle, pour célébrer notre liberté culturelle. Un cowboy moderne traverse la scène, une jeune femme qui ressemble à Eliza Douglas interpère Winds of change en s’accompagnant à l’air guitar, un facho survolté tient un monologue mécanique durant dix minutes. Le tout sous une série de billets de banque dessinés par Filip Markiewicz (le billet de cent euros est à l’effigie de Donald Trump, les cinquante euros à celle d’Antoine Deltour et les 200 euros à celle d’Angela Merkel), les mots Nevermind (Nirvana) à gauche et Fail better (Beckett) écrits en grand à droite et deux Têtes de Christ Mort d’Albrecht Dürer (1503), flanquées ici de cannettes de coca dégoulinantes.
Bien sûr, comme toujours chez Filip Markiewicz, on croise aussi des références à l’Enfer de Dante (1555), une flopée de stars de la culture populaire – Iggy Pop, Nico, David Hasselhoff, Kanye West, Jesse Hughes, Joseph Beuys, Béla Lugosi, Amy Winehouse et même Anna Wintour – ; on retrouve Google et son contrôle de nos données, on est confronté au narcissisme sur les réseaux sociaux et aux aléas des voyages low cost, on entend même le slogan « Let’s make it happen ! » du nation branding luxembourgeois. On y parle beaucoup, parfois trop – « tu as bouffé Wikipedia ce matin ? » lance même un des acteurs, comme pour ironiser, mettre en abyme.
Et soudain, un ange passe. C’est Fee, interprétée par Pia Händler en robe à rayures noires et blanches et deux chignons roux sur la tête. Elle arrive du ciel et récite des extraits des journaux intimes d’Oskar Schlemmer remontant au début du XXe siècle. Schlemmer, chorégraphe, scénographe, peintre, bref artiste total du Bauhaus auquel le Centre Pompidou Metz vient de consacrer une grande rétrospective, serait mort de mélancolie en 1943 raconte Fee, parce qu’il se sentait impuissant face aux ravages politiques de l’époque. Ça doit être vrai, son petit-fils Raman Schlemmer était dans la salle ; lui qui avait en outre mis à disposition des œuvres d’Oskar Schlemmer pour la pièce. Cette mise en perspective historique, d’une époque incertaine à une autre, ouvre de nouveaux horizons à Fake fiction. Ingo Niermann, auteur et artiste, est aussi dans la salle, invité par Filip Markiewicz, il prend la parole : et si on essayait de faire moins référence au passé, de l’oublier pour avancer ? « Et puis, dit-il, si on pouvait faire moins de pièces avec des acteurs portant des chapeaux de cowboy, ce serait déjà beaucoup mieux ! » Rires dans la salle.
Fake fiction commence avec la certitude que dans la société du spectacle tout le monde porte un masque, que tout est faux, mis en scène, qu’il n’y a plus de rapports humains honnêtes. Pourtant, la pièce devient géniale grâce à ça, à ce spectacle d’art total, grâce aux grands moments lyriques où les acteurs interagissent, se parlent, prennent un verre au bar, chantent et jouent de la musique ensemble. Oui, ils osent interpréter We are the world, et ce n’est mièvre que durant les premières mesures. Dans les textes d’annonce, Filip Markiewicz citait toujours la Factory d’Andy Warhol et sa créativité débridée en exemple pour sa pièce. Et durant les moments magiques du spectacle, ça marche. Parce que, malgré la conscience que le monde va mal, « il faut bien se lever tous les matins » comme l’affirme l’une des jeunes femmes sur scène. L’art et la culture sont alors une échappatoire qui aide à vivre. Ou pour citer cette phrase de Nietzsche que Filip Markiewicz avait érigée en maxime de son pavillon à Venise en 2015 : « Nous avons l’art afin de ne pas mourir de la vérité ».