« Mon pays, ce n’est pas un pays, c’est l’hiver, chante-t-il, … c’est la neige », et Gilles Vigneault, né au Natashquan, sait de quoi il parle, le nom de son pays signifiant « là où l’on chasse l’ours ». Il ne neige guère moins à Montréal, dès cette semaine, et si le paysage dans le nord vaste et peu peuplé vous coupe le souffle dans sa blancheur, rien de tel dans une métropole. La neige y dérange, entrave, devient sale, toute noire, et il faut trouver comment s’en débarrasser. Et là, dans un quartier de la ville, il s’offre une solution : une énorme entaille, une balafre, faite d’une longueur de deux kilomètres et demi, d’une largeur de 500 mètres, profonde de 80 mètres, laissée par les carrières Francon, voilà où décharger quarante pour cent de la neige montréalaise, avec les jours de haute circulation pas moins de 200 camions par heure.
Le quartier Saint-Michel a été annexé à la métropole en 1968 seulement, après la fermeture justement des deux carrières Miron et Francon. L’expansion de Montréal, dans l’absence de tout plan d’aménagement et le plus grand désordre, avait mis fin à la ville Saint-Michel, résidences et carrières ne pouvaient subsister ensemble, une autoroute vint s’ajouter, et des manufactures s’établirent. Le quartier, multi-ethnique, cherchait alors à vivre autrement, la Cité des Arts du Cirque prit la place de la carrière Miron, il resta jusqu’à nos jours le ravin Francon, malgré des projets et les promesses des politiques.
De quoi exciter la curiosité, l’intérêt du duo Bruno Baltzer & Leonora Bisagno, animer leur pouvoir d’imagination et d’invention lors de leur résidence de recherche à la Fonderie Darling, centre d’arts visuels fondé en 2002 dans le quartier Cité de Multimédia à Montréal. Un dépotoir à neige, une dépression allongée, profonde, remplie de déchets naturels, alors qu’à d’autres endroits les montagnes de détritus, de poubelles se dressent. Un site inspirant, d’autant plus qu’on sait le travail des Baltzer et Bisagno toujours en relation avec le lieu, portant plus particulièrement sur des textes, des devises ; ils ne pouvaient pas passer à côté de la citation québécoise, elle allait s’inscrire, précédée d’une conjonction de condition, d’interrogation, dans la masse étrangement noire et dense : « Si je me souviens ».
À Salzbourg, il existe un drôle de métier, celui des Bergputzer, qu’on peut voir, attachés à des cordes le long des parois rocheuses, décapant, nettoyant les pierres des montagnes. C’est qu’en 1669 le rocher du Mönchsberg avait cédé, des chutes de pierres avaient tué plus de 200 personnes. À Montréal, l’exercice fut analogue. Il fallut au printemps dernier un guide d’escalade muni d’un solide grattoir, suspendu lui aussi à une corde, travail harassant, pour graver en quelque sorte les quatorze lettres de la devise sur la paroi de la carrière Francon. Frotter, en entamer la surface, pour faire apparaître en-dessous, mettre à découvert, dans une glace plus resplendissante, la courte phrase, transférée de la sorte, frappée juste d’un moment d’hésitation, de doute, des frontons des palais, des monuments. Cette devise qui fait la fierté des Québécois, est censée dire la particularité de la seule province française de la confédération.
Bruno Baltzer & Leonora Bisagno, dans cette neige qui ne fond jamais complètement, les intempéries, la pluie, non moins le soleil qui réchauffe, l’altérant toutefois, l’effaçant peu à peu, ont avec l’aide du guide d’escalade inscrit dans le paysage un tatouage passager, aléatoire. Le hasard décidera de son avenir, de la durée de sa visibilité. Mais pendant ce temps, la devise interroge, interpelle, elle l’a fait, le fait-elle encore, sur la complexité du territoire montréalais, plus largement québécois, canadien, son histoire, la vie d’un quartier, d’une ville. « Je reviendrai à Montréal/ … J’ai besoin de revoir l’hiver », chante Robert Charlebois.