Un escargot en bonne santé et de poids normal a besoin de huit minutes pour grimper le long d’un archet ; L’élégie pour alto seul (1944) d’Igor Stravinsky dure, selon le musicien qui l’interprète, entre cinq minutes trente et six minutes. Comment le musicien, qui a une mémoire corporelle précise du poids de son archet et de la modulation de son énergie pour jouer le morceau, doit-il s’adapter lorsqu’un escargot grimpe le long de son archet ? Le petit film If and Only If de 2018, qu’Anri Sala montre en dernière œuvre de son exposition monographique actuellement au Mudam, est projeté discrètement sur une télévision montée sur socle, dans la « salle Couturier ». Il se veut « comme le point à la fin d’une phrase », dit l’artiste, comme un résumé de ce qui précède. Réduit à cette taille humaine (alors qu’à d’autres occasions, le film a déjà été montré en beaucoup plus grand), il concentre notre attention sur le musicien, son application à ne pas écraser l’escargot entre l’archet et l’instrument, son émotion en jouant cette élégie. L’œuvre rappelle singulièrement le travail de Su-Mei Tse – par exemple Das wohltemperierte Klavier (2001) montrant une pianiste qui joue avec des attelles aux doigts. Et c’est un condensé des thèmes chers à Anri Sala : la musique comme langage, la poésie, le temps, l’histoire culturelle et les imprévus obligeant l’homme à s’adapter, à changer de trajectoire. Ce n’est pas pour rien que l’exposition s’appelle Le temps coudé, qui présente un coude, un virage.
« Je suis quelqu’un qui produit sa propre continuité à travers des ruptures », expliqua l’artiste lors d’un entretien public avec la directrice du Mudam et commissaire de l’exposition Suzanne Cotter, le
20 octobre au musée. Les ruptures dans sa biographie n’étaient pas toujours choisies. Né en 1974 à Tirana en Albanie, sous la dictature communiste d’Enver Hoxha, Anri Sala devait opter pour une orientation professionnelle dès l’âge de quatorze ans. Il se décida alors pour l’art « parce qu’un ami et important mentor m’avait suggéré que c’était un des domaines qui vous accordait le plus de libertés dans une société très encadrée » (Monopol Magazin, 26.10.19). Sala se spécialise dans la peinture à fresques, qui demande du temps, de la continuité et de l’application. Quand la dictature tombe, à la fin des années 1990, il ne comprend d’abord pas que ses collègues choisissent soudain d’autres modes d’expression, très occidentales : « Tout changeait si vite avec le régime, que moi, je voulais d’abord continuer à faire la même chose. » Son travail de fin d’études à Tirana pourtant fut un film, son premier : Dans Intervista (1998), il confronte sa mère avec de vieilles images vidéo d’une interview d’elle qu’il avait retrouvée – sans bande-son. Sala travaille alors avec des interprètes spécialisés dans la lecture labiale et rapporte à sa mère ce qu’elle dit vraiment dans le film. Elle n’en revient pas qu’elle ait pu parler cette langue de bois, proférer la propagande du régime. Sala ne condamne pas sa mère, mais sait désormais la trahison du langage. Ce sera son premier et dernier film avec du langage. À partir de là, il en gardera les questions de syntaxe et de structure, mais pas les mots – remplacés par des notes.
Anri Sala est un homme très discret et attentif, s’exprime méticuleusement en plusieurs langues. Depuis la fin des années 1990, les virages de sa vie l’ont amené en France, où il a fait les arts décoratifs à Paris, puis l’apprentissage de l’art vidéo au très réputé Studio Le Fresnoy à Tourcoing. Aujourd’hui, il vit et travaille essentiellement à Berlin et ce n’est pas un hasard qu’il représenta la France à la biennale de Venise de 2013 – l’année où la France et l’Allemagne s’échangèrent les pavillons. Anri Sala cherche toujours un moyen poétique et abstrait pour parler des différences culturelles et d’universalité, d’humanisme et de confrontations. Ainsi, une des installations immersives au Mudam, la très grande double projection Take Over (2017) confronte La Marseillaise (1792) et L’internationale (1871/88), deux hymnes immédiatement reconnaissables pour leur charge symbolique révolutionnaire, joués ici par un Disklavier (piano programmé) – sur lequel un pianiste tente de prendre le contrôle. Les dissonances qui s’ensuivent rappellent celles, politiques, que les deux révolutions ont entraîné depuis. Les plans rapprochés des mains et des touches, des coudes et du corps du pianiste sont d’une grande beauté. Projetées sur deux écrans courbes de plusieurs dizaine de mètres de large, les images happent le spectateur, comme hypnotisé par le son et l’image.
Le même effet extraordinaire se produit au pavillon du Mudam : là où, à l’ère des réseaux sociaux et de l’autopromotion, les spectateurs ne passent d’habitude que quelques secondes dans une salle, histoire de faire un selfie, puis repartent, ils s’attardent longtemps dans cette autre grande installation immersive de l’exposition : The Last Resort (2017) initialement créée pour une exposition à Sydney en Australie, est une installation de 38 caisses claires suspendues du plafond comme des chauve-souris et dont les baguettes se mettent en branle toutes seules, au son du Concerto pour clarinette (1791) de Mozart. Le tempo du concerto a été adapté en fonction du vent telle que décrit lors d’un voyage entre l’Europe et l’Australie au XIXe siècle. « Je ne cherche jamais à convaincre », insiste Sala. Tous ces multiples niveaux de lecture sont accessibles pour celui qui veut pousser sa compréhension de l’œuvre aussi loin que l’artiste – par exemple dans les textes très érudits du philosophe et musicologue Peter Szendy publiés dans le catalogue –, mais on peut aussi juste apprécier l’ambiance contemplative qui règne au Mudam. Sala ne fait pas de hiérarchie entre les visiteurs, comme il a contribué à abolir les hiérarchies lors du réaménagement de la place centrale Skanderbeg à Tirana, avec le bureau belge 51N4E : les bâtiments monumentaux de l’époque communiste semblent apaisés par une végétation conséquente dans les rues adjacentes et l’eau qui s’écoule des pierres naturelles comme après un orage. Ici aussi, un élément parasite le cours des choses, demande aux citoyens de s’adapter. Les distorsions dans l’espace-temps et la capacité d’adaptation individuelle sont le méta-thème de l’art universel d’Anri Sala.