Eschyle, Nietzsche, T.S. Eliot, Leiris, Conrad, Bataille… avouez qu’il est difficile de trouver mieux, plus essentiel (au sens de confrontation avec la vie), comme lecture. Auteurs tirés de la bibliothèque du peintre Francis Bacon, composée de plus de mille ouvrages. Textes mis en parallèle aujourd’hui, dans l’exposition Bacon en toutes lettres, au Centre Pompidou, Paris, aux peintures produites dans les vingt dernières années de sa vie, après l’exposition rétrospective des galeries nationales du Grand Palais en 1971. Entre quarante et cinquante œuvres, pas plus, mais on sait les dimensions des triptyques, et puis il s’y ajoute pour cette exposition sa conception même, sous la direction de Didier Ottinger, avec les textes que le visiteur peut écouter tout au long, dans des salles réduites, intimes, les garder en tête quand il subira l’impact des images. Et l’effet est fort, puissant, violent.
Bien sûr, Bacon n’a jamais illustré de texte, lui-même parle des grands poètes comme de « formidables déclencheurs d’images », il ajoute qu’« ils ouvrent les portes de l’imaginaire ». Ces portes que l’exposition ouvre à son tour, il a fallu à l’artiste du courage, de la témérité même, pour les franchir ; au visiteur de même, car une vérité terrible lui éclate en pleine figure. Les têtes dans les tableaux de Bacon, les corps, sont déformés, tuméfiés, on reçoit leurs images comme autant de coups de poing dans un match de boxe.
Dès la première salle, plus d’échappatoire. Face au Red Pope, comme encagé, face à des portraits de taille réduite, face surtout à telle peinture qui montre un homme pris dans les deux parts d’un animal écorché, longue tradition dans l’histoire de l’art de la chair mise à nu, de Marsyas supplicié du Titien au bœuf de Soutine, inspiré de Rembrandt ; paradoxalement, dans cette peinture de Bacon, le personnage semble mis à l’abri, sous un parapluie. Normalement, Bacon nous laisse sans recours, face à la réalité la plus crue, à la limite du supportable.
Le texte choisi chez Georges Bataille fait référence à l’abattoir, rapproche celui-ci de la religion dont les temples étaient à double usage, implorations et tueries. Il est ce rapport à la religion (en dehors de la présence des papes) dans la peinture de Bacon, au sens le plus large, en même temps le plus pénétrant. De l’existence, de la finitude humaine, du poids effrayant de l’être. Parcourir une exposition de ce peintre revient à un pèlerinage athée, les salles de lecture jouant alors le rôle de reposoirs. Là encore, sans espoir d’une quelconque consolation, « je te montrerai ton effroi dans une poignée de poussière », lit-on dans la Terre vaine.
L’effroi, chez Bacon, se trouve de suite multiplié. Par trois, dans les triptyques, aux situations variées, de corps maltraités, et que de fois on a l’impression décrite par Eschyle que « de leurs yeux coule une libation d’horreur ». Désarticulation, désintégration, désagrégation, dissolution là où le corps prend la forme d’une Sand dune, ailleurs où l’eau d’un robinet s’écoule sur lui, qui le fait à son tour. Les couleurs sont là, pour faire un écrin criard. Cependant, la passe tauromachique de Michel Leiris tend vers la beauté, et Nietzsche réunit Dionysos et Apollon ; Bacon, lui, sublime dans sa passe picturale, humaine, vitale.
Il est un triptyque qui date de 1944, en pleine Deuxième Guerre mondiale, repris plus de quarante ans après, chose arrivée souvent à Bacon. Du rouge vif, agressif, et sur une table ou une sellette, présentoir de sculpture, des monstres informes, aux gueules dentées, ouvertes, harpyes nouvelles sorties de quels cauchemars de mythologie moderne. Elles attendent le visiteur vers la fin de l’exposition, « jamais je n’ai vu de meute de cette espèce » (Eschyle) ; elles ne le lâcheront plus, ni tous ces corps qui lui rappelleront à jamais sa condition.