Paradoxes du monde du travail Le Cercle-Cité cherche un stagiaire en communication qui assiste ses services à la refonte de son site internet et à la conception et diffusion de supports de communication ; il ou elle devra avoir au moins bac +3, de préférence bac +5, avec une spécialisation « en site web et en digital » ; aucune rémunération prévue. Le Centre des arts pluriels d’Ettelbruck propose un stage dans les domaines de la communication et production, niveau bac +2 à +5 pour assister à la préparation des supports et actions en communication, comme la rédaction ou traduction de textes ou encore les tâches courantes de ses services ; le stage pourra durer trois mois, une indemnisation est annoncée mais non explicitée sur le portail culture.lu1. La rubrique « emplois » du site liste plus d’offres de stages que d’emplois fixes : ainsi, le Mudam cherche lui aussi un/e stagiaire, tout comme l’Institut Pierre Werner ou encore la Theaterfederatioun. À chaque fois, les profils requis et les tâches à effectuer sont longs comme un bras, les candidats sont supposés avoir des parcours universitaires pointus, mais de l’autre côté, les institutions et associations culturelles n’ont même pas besoin de proposer des rémunérations intéressantes (en fait, dans la majorité des cas, elles ne proposent même pas de rémunération du tout) ou de proposer des jobs gratifiants : la demande de stages dépasse largement l’offre. Parce qu’ils sont imposés par la fac.
Même constat sur le portail stages-youth.lu du Service national de la jeunesse1 : Des sociétés commerciales et des ONGs y offrent des stages à des universitaires à bac+3 ou bac+5 pour des durées prolongées de plusieurs mois, des assistants administratifs, attachés commerciaux, mobile application developer, assistant marketing ou en statistique, sans qu’une rémunération ne soit avancée. Que le projet de loi n°7265 « portant introduction de stages pour élèves et étudiants » déposé en mars 2018 par le ministre du Travail et de l’Emploi de l’époque, Nicolas Schmit (LSAP), tente de mettre un peu d’ordre dans ce domaine complètement dérégulé afin que soient évités les abus est en soi salué par tous les côtés, aussi bien par le patronat que par les associations d’étudiants. Mais dans le détail, les critiques fusent.
Bullshit jobs Presque en même temps que fut déposé le projet de loi sur les stages, l’anthropologue anarchiste américain David Graeber publia son livre Bullshit jobs2, dans lequel il démonte de manière radicale cette nouvelle forme de « féodalité managériale » qui veut que de plus en plus de gens ont des emplois ne faisant aucun sens, dans la finance, l’informatique, l’assurance ou la communication, des jobs qui, pour cette absence de sens, engendrent un sentiment d’inutilité et d’imposture, moralement destructeur, chez ceux qui les exercent. Or, au lieu de remettre en cause ces emplois, ceux qui les occupent ne font que les reproduire, en engageant des stagiaires en charge de photocopier et de classer des dossiers parfaitement inutiles – ce que Graeber appelle « l’assistant brassant de l’air car son chef a besoin de justifier sa position hiérarchique » (dans une interview au Monde, 11.09.18). Ce qui fait que, malgré la révolution technologique et l’augmentation de la productivité, la semaine de travail n’a pas diminué aux quinze heures hebdomadaires prédites par Keynes dans les années 1930. Au contraire même, la proportion de gens qui occupent des emplois frustrants et parfaitement inutiles augmente.
Ni le projet de loi de Nicolas Schmit, ni aucun des avis des Chambres professionnelles ou des associations d’étudiants ne mettent en doute l’idéologie même du monde du travail moderne. Au contraire, tous saluent la volonté d’encadrer une pratique courante qui se déroule actuellement dans le flou le plus total. Car si presque un tiers des membres du gouvernement n’ont pas de diplôme universitaire, il devient de plus en plus difficile de décrocher un emploi fixe, même avec diplôme, mais sans expérience professionnelle. Les patrons demandent désormais aux candidats à l’embauche d’avoir de l’expérience en entreprise, mais sans forcément proposer la rémunération qui y correspondrait.
Génération précariat Premier problème : le projet de loi tente de couvrir tous les cas de figure, que ce soit le stage d’observation des lycéens, les stages pratiques obligatoires dans le cadre d’une formation universitaire ou les stages « volontaires » que voudrait effectuer un jeune diplômé après la fin de ses études pour augmenter son « employabilité ». Deuxième problème : on n’a aucune idée du nombre de personnes concernées, le projet de loi se limitant à se réjouir de l’absence d’impact financier sur le budget de l’État. Or, l’Université du Luxembourg compte actuellement un peu plus de 6 300 étudiants, sont-ils tous censés effectuer des stages durant leur cursus ? Qu’en est-il des quelque 18 000 résidents qui ont touché une bourse d’études en 2017/18 ? Quelle est la proportion des élèves du secondaire qui sont supposés faire un stage durant leurs études ? Selon les derniers chiffres de l’Adem (Agence pour le développement de l’emploi), 2 937 jeunes de moins de trente ans étaient en demande d’emploi en décembre 2018 ; 2 855 demandeurs inscrits ont un niveau d’études supérieures ; 570 personnes avaient un contrat d’initiation à l’emploi (CIE) et 372 personnes un contrat appui-emploi (CAE). Les stagiaires n’apparaissent dans aucune statistique.
Manque de consultation « Pour commencer, nous critiquons le mode d’élaboration de ce projet de loi », remarque Vicky Reichling, la nouvelle porte-parole de la très à gauche Union nationale des étudiant-e-s du Luxembourg (Unel), qui veut s’atteler sérieusement au dossier cette année. L’Unel a demandé une entrevue avec le nouveau ministre du Travail Dan Kersch (LSAP), dont les services confirment qu’elle aura lieu d’ici février, tout comme une autre entrevue avec l’Acel (Association des cercles d’étudiants Luxembourg), qui fut seule partenaire du ministre Schmit sur ce projet de loi. « Nous sommes dans tous les cas en faveur d’une réglementation des stages », souligne Pascal Thinnes, le président de l’Acel, qui apprécie que le projet de loi garantisse leur accès. S’il est aujourd’hui très facile pour un étudiant en ingénierie de trouver un stage, vu la pénurie d’ingénieurs sur le marché, il est autrement plus difficile de décrocher un stage dans des domaines d’études très populaires comme l’économie ou les sciences sociales, note Thinnes. Or, ni les syndicats, ni les chambres professionnelles ne furent consultés en amont du dépôt du texte ; les chambres patronales (Chambre de commerce, Chambre des métiers) refusent leur approbation parce qu’elles ont l’impression de ne pas être écoutées sur une question qui pourtant les concerne.
Améliorations Aujourd’hui, aucune rémunération n’est prévue pour les stagiaires, « elle est versée à l’entière discrétion de l’employeur » lit-on sur guichet.lu. Il n’y a aucune durée minimale ni maximale définie et il n’est pas clair ce qu’il en est des assurances-accident ou des cotisations sociales. Certes, le lycéen qui fait un stage dans le cadre de son cursus est généralement couvert par les assurances de ses parents et/ou du lycée, ce qui est souligné dans une convention de stage entre l’élève, le lycée et l’entreprise, mais les choses sont beaucoup moins évidentes si un étudiant inscrit à l’étranger doit effectuer un stage au Luxembourg durant ses études. Et encore moins lorsqu’il fait un stage volontaire après les études, pour avoir un pied dans le monde du travail par exemple.
Le projet de loi tente d’éviter les abus et l’exploitation des jeunes dans l’article
L-152-9 : « Les stages (…) doivent avoir un caractère d’information, d’orientation et de formation professionnelle et ne pas affecter l’élève ou l’étudiant à des tâches requérant un rendement comparable à celui d’un salarié normal et ne doivent ni suppléer des emplois permanents, ni remplacer un salarié temporairement absent ni être utilisés pour faire face à des surcroits de travail temporaires ». Grosso modo, le législateur insiste que les stagiaires ne sont pas les travailleurs saisonniers de l’entreprise moderne.
Un des points d’achoppements entre Unel et Acel sont l’appréciation du travail des stagiaires via une rémunération adéquate : le texte du projet de loi prévoit que les stages ne dépassant pas un mois ne soient pas rémunérés, que ceux qui durent entre un et trois mois soient payés par un tiers du salaire social minimum pour travailleurs non qualifiés (SSM-TNQ) et au-delà de trois mois par une indemnité correspondant à la moitié du SSM-TNQ (soit actuellement 1 035 euros). L’Unel demande à ce que ces barèmes soient revus à la hausse, à la moitié du SSM pour travailleurs qualifiés (SSM-TQ) pour les trois premiers mois (soit 1 242 euros), puis deux tiers de ce SSM-TQ à partir de trois mois. « Il s’agit d’une forme de travail qui doit être reconnue », note Vicky Reichling, qui demande aussi des précisions sur la reconnaissance du stage comme période d’essai si un tel stage débouche sur un CDI. Dans son avis écrit sur le projet de loi, l’Unel met en garde devant la création d’une « génération stagiaires », craignant une « institutionnalisation de stages précaires » qui « augmentent la pression psychologique sur les jeunes », qui seraient amenés à cumuler plusieurs stages de suite et végéter ainsi dans une précarité forcée et sans perspective. Plusieurs avis regrettent que les obligations des uns et des autres ne soient pas précisées avec assez de clarté dans le texte du projet de loi, comme les devoirs des tuteurs ou les dispositions minima des conventions de stages.
En théorie, même avec cette loi, les stagiaires restent les variables d’ajustement dans les entreprises et rien n’interdit qu’un bac+5 reste préposé aux photocopies et au café du matin. À Dan Kersch, qui veut faire voter la loi d’ici la fin de l’année, de prouver sa volonté d’améliorer les conditions de travail des jeunes qui font leurs premiers pas dans cet univers.