Soparfi

L'obsession de l'image

d'Lëtzebuerger Land du 24.09.2009

Jusqu’où doit-on pousser l’obsession de la bonne réputation de la place financière ? La question va bientôt se poser au nouveau ministre de la Justice, François Biltgen, et au parlement avec le débat autour du projet de loi sur l’introduction des normes comptables internationales dans les sociétés autres que les banques, les compagnies d’assurance et les sociétés cotées en bourse, lesquelles appliquent déjà les règles IFRS. Les discussions donneront l’occasion de jauger la sincérité du discours des défenseurs de l’éthique de la Place, qui ont mis la protection des investisseurs au-dessus de tout, et de mesurer, par la même occasion, l’influence que les tenants du pragmatisme des affaires ont encore dans le pays, au nom de la compétitivité de l’économie. Les sociétés de participation financières (Soparfis dans le jargon financier), sans doute parce qu’il s’agit de véhicules qui relèvent du droit commun des sociétés, sont un des rares produits « made in Luxem­bourg » à avoir résisté aux détracteurs de l’ingénierie financière poussée à la sophistication extrême. Elles n’ont pas échappé pour autant à la critique, même de l’intérieur. Leurs plus redoutables adversaires reprochant à ces structures, qui brassent parfois des centaines de millions d’euros de participations, la légèreté avec laquelle leurs comptes sont contrôlés. Aucune exigence ne leur est en effet imposée dans le choix du professionnel qui est amené à dresser leurs bilans ; un simple commissaire aux comptes, activité qui ne requiert pas de formation et ouverte à n’importe quel quidam, pouvant très bien faire l’affaire. Les grands scandales financiers impliquant des soparfis (affaire Parmalat notamment), qui ont éclaboussé la réputation du Luxembourg, avaient pointé cette anomalie entre la taille parfois phénoménale de ces sociétés de participation financières et une certaine inconsistance de leur encadrement légal. Pas pour toutes les soparfis, bien sûr. Soucieux de leur gouvernance, la plupart des grands groupes associent à la confection de leurs comptes annuels un audit d’un réviseur patenté. Peu de banques, qui financent ces structures, sont d’ailleurs prêtes à engager des fonds dans des sociétés qui feraient l’économie d’un réviseur d’entreprise. Il n’empêche qu’il suffit d’un cas, si marginal fut-il, pour que l’étincelle mette le feu à toute la maison et anéantisse des années d’efforts des autorités et des dirigeants pour redorer le blason du grand-duché.

C’est ce qui a poussé au printemps dernier, peu avant le scrutin législatif, l’Institut des réviseurs d’entreprises (IRE) à faire à la Chambre des députés des propositions d’amendement du projet de loi sur les normes comptables internationales, dont l’une des principales est de rendre obligatoire le contrôle légal des comptes des soparfis ainsi que des sociétés de participation familiales, (structures qui ont remplacé les holding 1929 pour les particuliers) par un réviseur d’entreprises. Derrière la technicité du projet de loi, se profile d’abord une question de philosophie : si on veut, comme le nouveau gouvernement s’y est engagé par écrit, une finance durable, il faut en payer le prix. Le Land n’a pas été en mesure de joindre cette semaine le ministre de la Justice pour connaître le sort qu’il entend réserver à la proposition de l’IRE.

Cette proposition a en tout cas fait soulever leurs poils aux experts-comptables. Ce qui est un peu cocasse d’ailleurs, dans la mesure où il est commun au Luxembourg qu’un réviseur porte également le titre d’expert-comptable et vice-versa. Dans les grandes maisons d’audit, les experts-comptables côtoient les réviseurs, lorsqu’ils ne cumulent pas les mêmes fonctions sous le même cerveau. Bonjour l’ambiance chez les big four et l’examen de conscience personnel pour savoir de quel côté pencher : celui de l’IRE, tenant d’une réglementation plus stricte du contrôle légal des comptes des sociétés de participations financières et celui de l’Ordre des experts comptables (OEC), prêchant une approche plus pragmatique et jugeant suffisants les mécanismes de protection actuels.

« L’objectif du contrôle légal des comptes annuels, écrit l’IRE dans son avis du 8 mai 2009, est notamment la protection des créanciers et actionnaires par l’appréciation des informations financières produites par la société par un tiers professionnel qualifié. Néanmoins, cette protection n’est pas offerte aux actionnaires et créanciers de sociétés représentant tout un pan de l’activité économique et financière luxembourgeoise, à savoir, les sociétés de participation familiales (SPF) et les soparfis, qui ne bénéficient pas de la soumission des comptes annuels de leurs sociétés au contrôle légal par un réviseur d’entreprises ».

Si elles y échappent, c’est parce qu’une disposition de la loi du 19 décembre 2002 sur le Registre de commerce et des sociétés (article 35) accorde des dérogations aux petites et moyennes entreprises dont le total de bilan ne dépasse pas actuellement 3,125 millions d’euros, le chiffre d’affaires net 6,25 millions et le personnel employé plein temps 50 personnes. C’est seulement si deux des trois critères sont atteints que les comptes annuels doivent être révisés. Or, tel qu’il est défini, le chiffre d’affaires ne comprend que le montant de la vente de produits et la fourniture de services, sans intégrer les produits de participations détenues par des entreprises. « Les sociétés, dont l’activité principale est l’investissement et la détention de participations, souligne l’IRE, échappent quasi automatiquement à l’obligation d’un contrôle légal, le montant de leur chiffre d’affaires et le nombre de leur personnel étant toujours inférieurs aux seuils fixés dans l’article 35 de la loi du 19 décembre 2002 ». C’est pourquoi l’Institut des réviseurs plaide pour une interprétation plus élastique du critère de chiffre d’affaires, qui engloberait non seulement la vente de produits mais aussi les produits financiers : produits de participations et autres valeurs mobilières, actif immobilisé, autres intérêts et produits assimilés comme les plus values de cession.

Un rapport de réviseur d’entreprise agréé est un document contraignant selon les nouvelles normes comptables internationales, ce qui ne veut pas dire qu’ils ne l’étaient pas sous l’ancien régime. La réglementation imposera aux entreprises ainsi contrôlées une attestation exprimant « clairement les conclusions du réviseur d’entreprises quant à la fidélité de l’image donnée par les comptes annuels quant à la conformité de ces comptes avec le cadre de présentation retenu et, le cas échéant, quant au respect des exigences légales applicables ». Le résultat devrait être, dans un scénario optimiste, une attestation « sans réserve », et dans le cas où des entorses auraient été identifiées, une attestation « nuancée », voire une attestation négative ou pire enocre une déclaration indiquant l’impossibilité de délivrer une attestation. « Les exigences de l’audit par un réviseur sont plus importantes que celles qui sont prévues pour les sociétés qui sont auditées par un commissaire aux compte, parce que ce dernier ne requiert pas de qualification professionnelle et que n’importe qui peut signer », fait remarquer, dans un entretien au Land, Pierre Krier, président de l’IRE.  

Les réviseurs reconnaissent que cette mesure renchérira les coûts de gestion des soparfis et des SPF. Le jeu en vaudrait la chandelle : « Une telle disposition, soutiennent-ils, donnerait des garanties de sérieux et de cohérence plus élevées à l’utilisateur des comptes annuels et contribuerait positivement à la réputation de la place financière du Luxembourg ». 

Marc Meyers, président de l’Ordre des experts-comptables, assure partager les mêmes préoccupations d’image de marque du Luxembourg. Il juge toutefois que la proposition de l’IRE « vise trop loin par rapport au but à atteindre ». La Chambre des députés vient de publier sur son site Internet l’avis de l’OEC, qui en appelle au réalisme des affaires en s’opposant aux amendements proposés par les réviseurs : « Il faut, pour Marc Meyers, éviter une surréglementation qui nuirait à la compétitivité ». « Il faut voir la réalité des soparfis au Luxembourg : une grande partie est intégrée dans la consolidation des grands groupes et donc soumise à un audit », assure-t-il. Les propositions de l’IRE lui paraissent peu pertinentes du point de vue de la protection des actionnaires et des créanciers, parce que « les soparfis que l’on veut attirer au Luxembourg sont détenues par des actionnaires personnes physiques, et donc n’ont pas recours à de tiers financiers liés qui doivent être protégés ». 

Les soparfis ont bien sûr déjà le choix de se payer un réviseur. Mais combien le font sur une base volontaire, mis à part les sociétés qui sont des têtes du groupe au Luxembourg pour lesquelles un réviseur s’avère nécessaire ou celles qui sont consolidées au niveau de la maison mère? « Très peu », assure Pierre Krier. 

Peut-on réduire le petit différend entre l’OEC et l’IRE à une question de contingence purement commerciale, les premiers essayant de conserver les mandats de commissaires pour le contrôle des comptes de soparfis que les seconds voudraient faire tomber dans leur domaine réservé ? « Je crois, souligne Pierre Krier, que l’OEC voit les choses du côté de ses propres activités ». De nombreux domaines d’activité deviennent une chasse gardée pour les experts-comptables. « Plus on réserve, plus cela impacte l’activité des experts-comptables », précise le président de l’IRE. Ainsi le projet de loi sur les association sans but lucratif devrait limiter leur contrôle légal aux seuls réviseurs. 

La Chambre de commerce, qui a déjà avisé le texte, avait rappelé la position pragmatique qui a toujours servi de ligne de conduite ici au grand-duché : « ne pas imposer (à ses membres) des surcharges administratives fastidieuses et donc coûteuses sans que cela n’apporte aucune plus-value ». Une question d’appréciation de la valeur d’une réputation. 

Quel accueil dans ces circonstances les propositions de l’IRE trouveront-elles auprès des députés ? Pierre Krier ne se fait pas trop d’illusions. « Je peux comprendre que le législateur ne veut pas le faire », indique-t-il.

La Commission juridique, présidée par Christine Doerner (CSV) ne s’est pas encore penchée sur un dossier, qui malgré la péremption du délai de transposition (il s’agit de directives et de règlements européens) et une mise en demeure de la part de la Commission européenne qui remonte au 1er décembre 2008, ne l’a pas inscrit sur la liste de ses priorités. Le 7 octobre prochain, la commission passera en revue le projet de loi sur la profession d’audit, qui est sur sa liste des priorités, avec un autre projet législatif offrant à certaines professions libérales l’exercice de leur activité sous la forme de sociétés commerciales. 

Les députés pourraient d’ailleurs difficilement examiner un texte qui attend depuis plus de neuf mois l’avis du Conseil d’État, saisi le 19 décembre dernier, quelques jours après la mise en demeure de Bruxelles.

Véronique Poujol
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