En épinglant les lacunes de la loi sur le secteur financier qui ouvre la libre prestation de services bancaires au-delà de l’Union européenne, le tribunal correctionnel a placé une mauvaise carte dans le jeu du gouvernement luxembourgeois qui s’échine à défendre la solidité, le sérieux de la place et l’opportunité du secret bancaire pour les gens honnêtes contre ceux qui voient dans son maintien l’encouragement à la fraude fiscale et au blanchiment. Curieusement, personne n’a réagi à un jugement de juin dernier, qui aurait dû normalement déclencher une crise aiguë de boutons dans les milieux financiers et une réaction au moins aussi allergique des autorités, d’ordinaire si sensibles à la bonne réputation du centre financier et à la sécurité juridique. Au lieu de cela, le jugement du 25 juin estpassé presque inaperçu (d’Land, 3 juillet 2009), au point que le Parquet, qui avait à l’époque le nez dans le guidon avec la venue d’experts du Gafi (les évaluateurs du groupe d’action financière ont pondu un rapport préliminaire si catastrophique sur le Luxembourg qu’on se demande s’ils ne sont pas de mauvaise foi), n’a pas jugé bon d’en relever appel, ce qui lui confère désormais un caractère définitif, les délais d’appel étant dépassés.
Les très méchantes langues racontent, qu’en suivant le raisonnement des juges de la huitième chambre du tribunal correctionnel, on peut être une banque de… Ouagadougou, par exemple, et envoyer ses commerciaux dans de luxueux hôtels de la capitale luxembourgeoise pour y réaliser de la collecte de fonds. Anonymat garanti pour les clients qui chercheraient à cacher quelque chose dans leur pays d’origine. La banque non- communautaire y trouvera aussi quelque avantage, comme celui de se passer d’une licence bancaire au Luxembourg ou de l’entretien d’une succursale.
Le cas qui a amené quatre banquiers devant les juges est à peine moins caricatural. Ses protagonistes venaient de Suisse, pays qui ne fait pas partie de l’Union européenne et dont les établissements bancaires ne peuvent pas, de ce fait, bénéficier de la libre prestation de services (LPS) des services financiers, permise, elle, dans les 27.Tout part, comme c’est souvent le cas dans les affaires de blanchiment, d’une dénonciation d’une banque luxembourgeoise, en octobre 2002, contre les opérations réalisées par une de ses concurrentes de Suisse, la Schmidtbank (Schweiz) AG. Entre 1998 et 2001, l’établissement avait pris l’habitude d’expédier au grand-duché des salariés pour y réceptionner de l’argent liquide. Les transactions se faisaient dans des grands hôtels. L’argent récolté était d’abord placé auprès d’établissements bancaires luxembourgeois avant d’être transféré sur des comptes en Suisse, détenus par Schmidtbank (Schweiz) AG et ouverts pour les clients respectifs. Au total et en l’espace de quatre ans, ce seront ainsi plus de 18 millions d’euros qui passeront par ce mode opératoire. Ce faisant, la banque suisse évitait à ses clients de révéler leur identité et leur garantissait un transfert d’argent vers la Suisse en toute discrétion.
Alertée par ces pratiques, la Commission de surveillance du secteur financier (CSSF) les jugea illégales, considérant qu’il ne s’agissait pas de transferts bancaires d’une banque à une autre, mais de versements effectués par des particuliers. D’où la nécessité d’appliquer les consignes d’identification des clients ainsi que la justification de la provenance des fonds comme le prévoit la législation contre le blanchiment. Sans oublier l’obligation de disposer d’une licence bancaire pour effectuer de telles opérations. La CSSF n’a pas modifié d’un iota sa position, même si ses services se refusent à commenter le verdict du 25 juin dernier, en invoquant la nécessaire séparation des pouvoirs. L’interprétation administrative n’en reste pas plus claire : l’exercice d’une activité bancaire est soumise à un agrément, sauf pour les établissements communautaires qui peuvent opérer en libre prestation de services, fait-on savoir. Cette LPS ne vaut que pour les opérateurs de l’UE, précise-t-on encore.
Le cheminement de pensée des juges correctionnels ne sert pas cette version. On se demande d’ailleurs comment ils en sont arrivés là et surtout pourquoi le Parquet n’a pas voulu saisir la Cour d’appel. Aujourd’hui, c’est un peu le flou dans l’interprétation de la loi de 1993. On peut craindre que le jugement puisse aussi être interprété comme une invitation aux banques en tout genre de venir collecter de l’argent au Luxembourg. Puisque ce qui n’est pas interdit expressément par le droit pénal est permis.
Pour des raisons de sécurité juridique, le gouvernement serait bien inspiré de jouer une nouvelle fois les pompiers de service et réparer cette grosse faille de la réglementation bancaire. La loi de 1993 n’est plus à un lifting près.
Le Parquet reprochait principalement aux prévenus d’avoir contrevenu à la loi du 5 avril 1993 sur le secteur financier, laquelle conditionne l’exercice de l’activité de crédit à un agrément ministériel et assure aux banques ainsi agréées le monopole de la réception de dépôts ou d’autres fonds remboursables du public. Dans son jugement, et pour mettre fin à une polémique qui vit le jour dans le cadre du procès public sur la question de savoir si le fait de réceptionner au Luxembourg des fonds appartenant à des clients constituait ou non une activité bancaire au sens de la loi de 1993, le tribunal a tranché sans ambiguïté : « La réception de fonds du public, écrivent les juges, n’est pas une activité préalable à l’activité bancaire en soi (…), mais bien une opération de banque à part entière ». C’est d’ailleurs là un point qui a rassuré le Parquet et l’a poussé, après réflexion et feu vert de la hiérarchie (Parquet général notamment), à ne pas faire appel de la décision du 25 juin. Mais l’arbre cache parfois la forêt.
La suite du raisonnement des juges est plus surprenante, lorsqu’ils ont fait l’épluchage des dispositions de la loi du 5 avril 1993 et son champ d’application. La réglementation classe les établissements de crédit dans trois catégories : les banques de droit luxembourgeois, les autres professionnels affichant eux aussi la nationalité grand-ducale et les établissements de crédit de droit étranger. Or, la loi de 1993 (article 32 notamment) couvre uniquement les cas de figure d’établissements de crédit non communautaires désireux de s’établir au Luxembourg à travers une succursale. Les règles d’agrément doivent dans ce cas être les mêmes que pour les établissements de droit luxembourgeois. Les juges n’ont trouvé dans le dispositif aucune référence à l’exercice d’opérations bancaires ponctuelles effectuées de manière répétée au Luxembourg par un établissement de crédit d’origine non-communautaire, mais qui n’y établit pas de succursale : « Le tribunal constate que la loi modifiée du 5 avril 1993 n’interdit pas et ne sanctionne pas l’exercice par un établissement de crédit étranger, d’origine non-communautaire, d’opérations bancaires déterminées, telles que la réception de fonds ».
La suite coule de source. Comme en matière pénale, nul ne peut être condamné pour une action qui, au moment où elle a été commise, ne constituait pas une infraction d’après le droit national ou international, les quatre banquiers suisses ont dû être acquittés. Dans cette affaire, le Parquet était dans ses petits souliers, ce qui explique probablement sa décision de ne pas interjeter appel : le dossier Schmidtbank était trop ancien pour que la justice ait encore l’enthousiasme de le faire traîner davantage avec un second round. La Cour européenne des droits de l’Homme regorge de vieilles affaires financières complexes qui ont mis parfois plus de dix ans avant d’être jugées en première instance, délais à rallonge que les autorités ont bien du mal par la suite à justifier à Strasbourg.
Contacté par le Land, le Parquet tient à dédramatiser la portée de ce jugement : la décision ne mérite pas d’être considérée comme une décision de principe, laisse-t-on entendre. Pas sur le volet de la LPS en tout cas. Paradoxalement, la décision des juges confirmant le monopole des banques sur l’activité de collecte de fonds devrait se révéler utile au Parquet pour bétonner certains dossiers en cours relatifs à des activités bancaires illégales (cela nous servira dans les dossiers en cours, fait-on encore savoir). Question d’opportunisme. Par contre, il ne semble pas y avoir dans les tiroirs de la cité judiciaire de vieux classeurs liés à des affaires de tourisme financier à partir de grands hôtels de la capitale. La justice est décidément un peu autiste.